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Par Gilles Bechet
La PME namuroise Vésale Pharma fait le pari de la nouvelle médecine générée par les probiotiques
et ambitionne d’en devenir leader mondial d’ici quelques années.
Ils sont 100 000 milliards et nous accompagnent toute notre vie, essentiellement pour notre plus grand bien. On les appelle les probiotiques. Ces bactéries qui colonisent la plupart de nos organes pourraient être le ferment d’un bouleversement thérapeutique et préventif considérable. Une jeune PME wallonne s’en est fait le champion et ambitionne de devenir, dans les trois ans, pas moins que le leader mondial. Pour faire connaissance avec Vésale Pharma, il faut gravir les quelques marches du perron du château de Noville-sur-Mehaigne, près d’Éghezée, un environnement qui tranche avec les cocons high-tech dans lesquels se développent généralement les jeunes pousses du biopharma.
Un procédé inédit
Jehan Liénart a lancé Vésale Pharma en 1996 en introduisant sur le marché belge le Bacilac, un premier probiotique destiné à lutter contre la diarrhée. « Économiste de formation, je venais du monde de la publicité et c’est presque par hasard que je me suis investi dans le secteur de la pharmacie. Très vite, j’ai pressenti l’énorme potentiel des probiotiques. Un monde fascinant qui m’a passionné. » En 2007, la société prend vraiment son envol en concentrant toutes ses activités sur les probiotiques et en démarrant des programmes de recherche. Et en 2011, la PME passe à la vitesse supérieure avec le dépôt d’un brevet pour l’Intelicaps®, un procédé inédit de microencapsulation des bactéries. Le défi pour ces organismes vivants, c’est d’arriver sans encombre à destination sans se faire décimer par le pH acide, les sucs digestifs et autres imprévus. Grâce à une membrane protectrice à base d’algues, les probiotiques, qui sont ingérés par voie orale, peuvent poursuivre leur voyage dans l’organisme et s’ouvrir une fois arrivés dans le colon pour y libérer 1000 fois plus de bactéries vivantes et en bonne santé. Le procédé protège également les fragiles probiotiques de la chaleur et de l’humidité, ce qui représente un atout supplémentaire pour le stockage et le transport. Grâce à cette invention qui les distingue de la concurrence et les différentes souches bactériennes déjà brevetées, Vésale Pharma a les moyens de développer une identité qui lui est propre. « Nous consacrons 25 % de nos moyens à la recherche, précise le CEO. Nous avons quatre chercheurs en interne, mais nous travaillons en étroite collaboration avec les laboratoires des universités de Liège, de Gand ainsi que de l’Institut Pasteur de Lille. » Vésale Pharma est désormais un des acteurs qui comptent sur le marché des probiotiques avec une gamme de produits déjà très ciblés dans les domaines de la dermatologie, de la santé féminine, pédiatrique et digestive et de l’immunité.
La rigueur scientifique
Une trop grande majorité des probiotiques proposés à la vente aujourd’hui est produite par ceux que Jehan Liénart appelle les « cowboys » du secteur, c’est-à-dire qu’ils proposent des produits où les souches sont en quantité insuffisante ou ne sont pas identifiées. Et c’est là que Vésale Pharma veut faire la différence en mettant en avant la rigueur scientifique de ses recherches avec des procédés galéniques innovants. Parmi ses inventions, citons les Intelicaps®, ou encore des sachets de granules qui se dissolvent immédiatement dans la bouche sans eau. Ils proposent également des souches spécifiques comme cette formule vaginale originale qui contient une souche de lactobacillus habituellement très difficile à reproduire. L’entreprise peut déjà compter sur cinq brevets déposés et trois en cours de développement. On y trouve un traitement contre le muguet buccal, ces mycoses blanchâtres qui apparaissent dans la bouche, mais surtout un produit dont ils attendent beaucoup, à savoir le premier probiotique pour lutter contre l’obésité. « Des tests ont été menés avec les souris et les effets sont stupéfiants. On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il en soit de même chez l’homme », se réjouit Jehan Liénart.
Trois filiales
Aujourd’hui, Vésale Pharma vend déjà ses produits dans 30 pays. En cinq ans, la PME a développé, via les foires et les salons, un impressionnant réseau international d’agents qui se chargent de trouver des distributeurs. « C’est l’histoire d’un premier contact, qui en génère un second et ainsi de suite », souligne Éric Poskin, responsable communication. La PME a grandi très vite sans avoir de culture internationale. « On peut gérer et croître dans dix pays à partir d’ici, mais pas dans trente ou plus. » Vésale s’est structuré en engageant par exemple Pierre Iweins, un ancien de la société Kraft Foods qui s’occupera du développement international. Prochaines étapes dans la conquête du monde de l’entreprise namuroise, le développement de trois filiales, une par continent. La première est attendue pour octobre 2016 à São Paulo ; l’année suivante, une joint venture devrait être nouée à Shenzhen en Chine ; enfin, pour 2018, une collaboration avec la Texas A&M University devrait renforcer la crédibilité scientifique sur le continent nord-américain. Pour faire face à l’accroissement attendu de la demande, une unité de production industrielle est opérationnelle depuis début juin à Ghlin, en province de Hainaut. Si le développement se poursuit, Vésale a déjà prévu une nouvelle extension sur un autre site en 2019. Pour couper court aux craintes que pourrait susciter l’internationalisation de son entreprise, Jehan Liénart se veut clair. « À terme, une partie de la production pourrait être assurée dans les filiales, mais de toute manière, notre principal atout, l’Intelicaps®, restera en Wallonie. » Et il ne craint pas davantage les contrefaçons. « C’est une technologie très complexe, sourit-il, qui dépend d’une machine particulière que nous avons aussi brevetée. »
Changement de culture
Le probiotique n’est pas un médicament et n’est pas (encore) reconnu comme tel. D’abord parce que le cadre du médicament a été prévu pour du chimique, pas pour du vivant. Et puis, le médicament est une substance curative, alors que le probiotique a une action tant préventive que curative. L’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a décidé que les probiotiques seraient considérés comme des compléments alimentaires et pas comme des médicaments et que, par conséquent, on ne peut pas avancer d’effet santé. C’était compréhensible au début des années 2000 où tout le monde mettait quasiment n’importe quoi sur le marché. Mais aujourd’hui, cela place des acteurs comme Vésale Pharma dans une position inconfortable. Avec les autres acteurs « sérieux » du secteur, ils plaident pour un changement législatif qui devrait également s’accompagner d’un changement de culture. « L’Europe est clairement à la traîne. Nous avons une culture allopathique et pas préventive, contrairement à l’Asie où les probiotiques vont exploser », prédit Éric Poskin. Jehan Liénart ne s’en inquiète pas. Trois fois par an, il prend une cure d’un mois de bifidobacteria et de rhamnosus. Et il en est convaincu, les lignes commencent à bouger. « Aujourd’hui encore, 90 % des médecins prescrivent les probiotiques sans les connaître, mais le changement est en marche. Du côté académique d’abord, on note entre cinq et six publications importantes par jour sur le sujet. Le monde industriel n’est pas en reste puisqu’on assiste, aux USA notamment, à des levées de fonds invraisemblables du secteur pharmaceutique dans la recherche sur les probiotiques. »
Aux ordres du colon
« La chimie atteint à ses limites et nous sommes en train de découvrir une médecine nouvelle grâce à une meilleure connaissance des bactéries qui colonisent nos organes et de leur impact majeur sur la santé », relève le Dr Jean-Pol Warzée, Président de la Ligue Scientifique Européenne des Probiotiques (ESLP). Chaque individu dispose d’un microbiote (anciennement appelé flore bactérienne) qui lui est propre. C’est un capital reçu à la naissance qui peut être influencé par l’alimentation. Unique, chaque souche bactérienne de notre microbiote dispose d’un profil et d’une compétence spécifique. Jusqu’à très récemment, on ne connaissait que 20 % des micro-organismes colonisant nos organes. Grâce à la révolution technologique du séquençage génomique et aux progrès de la bio-informatique, nos connaissances font des bonds considérables.
En 1908, Ilya Metchnikov pressentit les vertus immunologiques de la bactérie d’acide lactique présente dans le colon, mais il fallut attendre 2001 pour que l’Organisation Mondiale de la Santé publie la définition officielle du probiotique.
Depuis une dizaine d’années, la séquence s’accélère et de nombreuses études mettent en évidence l’influence des bactéries sur le système nerveux et immunitaire. Il est prouvé que l’intestin, qui héberge ces bactéries, possède son propre système nerveux doté de millions de neurones communiquant entre eux et avec le cerveau. La notion de deuxième cerveau s’impose de plus en plus quand on évoque le colon. Certains en font même le premier, puisqu’il serait, dans l’évolution, antérieur à celui qui se loge dans la boîte crânienne. Presque tous les jours, des chercheurs découvrent de nouvelles interactions entre le cerveau, le système immunitaire et les bactéries. On a ainsi constaté que nous dépendons largement de ces micro-organismes pour synthétiser la sérotonine.
On voit également que des souris élevées dans un milieu stérile développent de l’anxiété et, inversement, on note chez des souris normales soumises au stress une modification en quantité et qualité du microbiote. L’axe intestin-cerveau, comme on l’a appelé, fonctionne donc dans les deux sens. « On découvre aussi que bien des inflammations du système digestif peuvent être à l’origine de différentes pathologies. On parle de l’obésité, de certains diabètes, de la dépression et peut-être même de l’Alzheimer. » L’espoir est là d’apporter des solutions à des pathologies jusqu’à présent incurables. « Ces maladies ont un point commun : elles sont toutes liées à des défaillances immunitaires. Or, l’interaction, le dialogue entre le système immunitaire et les micro-organismes de l’intestin est crucial pour le traitement de ces pathologies », expliquait à l’AFP Pierre Bélichard, PDG de l’entreprise française Enterome Bioscience.
Le traitement avec les probiotiques suscite également de nombreux espoirs en médecine vétérinaire où l’on a pu constater les ravages des antibiotiques. Il est établi qu’après la prise d’un antibiotique, entre deux et six semaines sont nécessaires à notre flore microbienne pour retrouver son équilibre. Avec les probiotiques, rien de tout cela ! On constate, au contraire, qu’ils « boostent » l’immunité de l’animal et optimalisent la bonne assimilation de l’alimentation. « On vient d’une non-connaissance et on est en train de découvrir les prémices d’une nouvelle médecine. Les prochaines années nous réservent encore de belles surprises », conclut Jean-Pol Warzée.