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© Julien Hayard

Elisabeth Meur-Poniris - Qui se ressemble s’assemble… Obligatoirement ?

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Liège  / Liège

Par Adrienne Pesser

Au PointCulture Liège, trône une drôle de cabine qui ressemble à un photomaton. Elle émet une musique envoûtante. Le curieux qui s’y introduit ne peut s’attendre à vivre une expérience aussi désopilante et hors du commun. Le LoveBot, ce robot au sourire enjôleur, vous embarque dans une aventure qui, en quelques minutes à peine, suscitera une réflexion sur les relations amoureuses et amicales, sur les sites de rencontres, sur les réseaux sociaux en général.

 

Eli, pouvez-vous présenter votre parcours en quelques mots ?

Eli — J’ai suivi mes études à l’IHECS jusqu’en 2014. Cela consistait en un baccalauréat en communication prolongé d’un Master en éducation permanente, spécialisé en éducation aux médias. C’est plus une démarche d’apprentissage, d’éducation dédiée aux adultes, d’animation socioculturelle. Par après, dans mon parcours professionnel, j’ai cherché à intégrer des maisons de production ou des agences de communication qui étaient spécialisées dans la production de contenus interactifs, de fiction ou de documentaire dont la diffusion a majoritairement lieu sur le web. Mon questionnement était : comment susciter une écoute du grand public vis-à-vis de discours alternatifs ? Le milieu associatif a des méthodes qui ont fait leur preuve, mais il prêche souvent des convertis. Personne n’a de solutions miracles, mais je m’intéresse beaucoup à la culture populaire, à la façon dont elle raconte et elle façonne à la fois notre rapport au monde et aux autres. Pendant mon Master, je travaillais déjà pour Switch ASBL qui produit des outils pédagogiques transmédia. J’ai également travaillé au Canada, à Montréal, dans une agence qui a notamment produit le tout gros webdoc « Fort McMoney » qui traite de l’exploitation pétrolière en Alberta. Une grosse production avec de très gros budgets ! Inégalable chez nous… Au Liège Web Fest en 2015, j’ai eu la chance que le Prix Voix de Femmes me soit accordé. Il a donné lieu à une carte blanche qu’on développe en ce moment avec Flo et Camille de l’ASBL Voix de Femmes jusque fin 2017 sur la thématique des « intimités numériques ». En ces termes, on entend la manière dont nos représentations des genres, sexualités, rapports amoureux évoluent avec nos pratiques du numérique. À l’inverse également, ça pose la question de savoir comment nos représentations du genre, de l’amour, de la sexualité modèlent le Web tel qu’on le connaît aujourd’hui. Ici, il s’agit d’un véritable travail d’auteur inscrit dans une démarche plus artistique que pédagogique.

Votre projet, le LoveBot, tel qu’il se présente maintenant a-t-il été pensé tel quel dès le début de la réflexion ?

Eli — Au début, plusieurs thématiques se dessinaient. Mais le projet a vite tourné sur une thématique précise : la question de l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle. Mon mémoire portait sur ce sujet, en particulier sur les obstacles à la mise en place d’un programme pertinent et égalitaire dans les écoles du secondaire. Ça reste un sujet tabou. Il y a déjà toute une déconstruction à faire dans le chef des personnes qui sont censées mener ces programmes. En bref, c’est compliqué de mettre en place un vrai cours digne de ce nom. C’est de là que vient mon attrait pour cette thématique. En réponse à cette difficulté, je m’étais intéressée à des chaînes YouTube avec des YouTubeuses ou des YouTubeurs qui parlent de sexualité ou de genre. Je me disais que c’était là un parfait exemple d’éducation par les pairs qui crée une alternative à l’école et où les jeunes peuvent quand même trouver des réponses à leurs questions. C’est une pratique numérique qui n’existait pas il y a dix ans de cela et qui, à présent, contribue à la construction de nos identités de genre et sexuelle. Ça représente la base de notre réflexion. Ensuite, on a élargi à la manière dont le numérique influence toutes ces représentations. Au début, je partais donc sur un public plus jeune, plutôt des adolescents. Ensuite, je me suis intéressée aux sites de rencontres. Je me suis moi-même inscrite sur plein de sites de rencontres en précisant bien sur mon profil que j’étais là dans le cadre d’un projet. Je cherchais simplement à obtenir des retours d’expériences.

Et ça a fonctionné ? Vous avez eu des retours ?

Eli — Oui, oui. Plein de gens sont venus me parler ! Je me suis vite rendu compte qu’il y avait beaucoup de violence sur ces sites. Beaucoup de frustration également ! C’est un constat, car, par exemple, les expériences des femmes et des hommes sur ces sites ne sont pas du tout les mêmes. Dans le cadre de relations hétérosexuelles, celle des femmes fait ressortir qu’elles sont super sollicitées. Tellement sollicitées qu’elles ne répondent même plus aux dizaines de messages reçus. Du côté des hommes, ils sollicitent énormément, mais reçoivent très peu, voire pas de retour. Du coup, certains ont recours à des formes communications plus violentes, provoquent pour avoir un contact plus que dans l’espoir d’obtenir une rencontre. On voit également qu’il y a une relation forte entre la manière dont ces plates-formes sont conçues et la façon dont les personnes communiquent sur chacun de ces sites. Cette problématique-ci sera au cœur d’un projet futur. 

Et le projet actuel, le LoveBot…

Eli — Le LoveBot fait plutôt l’objet d’une réflexion sur le contrôle effectué sur ces sites de rencontres. Le contrôle qui y est présent à de nombreux niveaux. Le premier contrôle, c’est celui que l’on s’impose soi-même. Quand on crée un profil, on veut vraiment maîtriser le plus possible son image, on veut « bien paraître ». La photo doit refléter une personne sympathique, on met des infos qui nous font paraître intéressants, etc. Le deuxième contrôle consiste à comparer les données personnelles obtenues sur ton interlocuteur avec celles diffusées sur d’autres réseaux sociaux, pour voir si elles sont cohérentes. Il a aussi le contrôle de la rencontre en tant que telle. On choisit par exemple une date qui nous arrange, un lieu où l’on se sent à l’aise, on se prépare à la rencontre et on estime que de cette manière, on favorise la réussite.  Du côté des concepteurs, il y a toute la question des algorithmes de recommandation. Tout cela est très idéologique parce que ça part du principe de « qui se ressemble s’assemble » et que les gens qui ont des intérêts en commun vont forcément bien s’entendre… Bref, que le partage se fait entre gens d’une même bulle ! On évolue toujours dans des bains tièdes, entourés de gens qui sont toujours d’accord avec nous. Il se crée une sorte de consensus qui renforce les savoirs déjà acquis, mais qui ne remet jamais en cause nos grilles de lecture. Or, pour créer un apprentissage, il faut, à un moment, créer un court-circuit. Dans les systèmes des sites de rencontres, ce fameux court-circuit n’a jamais lieu.

Le court-circuit, c’est donc la technique du LoveBot ?

Eli — Oui, tout à fait. Sans spoiler ce qui se passe durant l’expérience à l’intérieur de la cabine – parce que tout est justement basé sur l’effet de surprise et la frustration –, le but, c’est de compléter un profil dans le LoveBot. On va te poser des questions un peu bateau comme sur les sites de rencontres, par exemple, ton âge, ton orientation sexuelle, etc. Mais si tu réponds que tu es hétéro, la machine pourrait tout aussi bien te suggérer une personne du même genre. Autrement dit, le profil que tu complètes n’a aucune incidence sur la personne qui t’est suggérée. L’objectif est que, ne serait-ce que pendant deux secondes, tu te poses la question de savoir si cette personne te plaît. Ça permet de sortir un instant de son identité pour rentrer dans un questionnement, une réflexion, une prise de recul. Par le LoveBot, on tente de prendre le contrepied du concept de « qui se ressemble s’assemble ». L’expérience est chouette et didactique, elle met un petit peu mal à l’aise, mais dans le fond, ça reste ludique. Il est possible de réellement faire des rencontres à travers le LoveBot puisque les utilisateurs peuvent être mis en contact les uns avec les autres à la fin du processus. 

Ces expériences compilées aboutiront-elles à un bilan, à une analyse ?

Eli — Oui, à une recherche qui permettra de dessiner les grandes tendances. Par exemple, combien d’utilisateurs ont été jusqu’au bout du processus ? Quelles sont les étapes qui ont posé problème ? Ce qui ressort déjà, c’est la curiosité : on aime avoir accès aux données personnelles des autres sans se dévoiler soi-même. Si on enlevait cette possibilité de « voir sans être vu », on ne passerait pas notre temps à espionner les profils des autres. D’une part, les analyses se réaliseront sur les statistiques et, d’autre part, sur le qualitatif. Par exemple, sur le contenu de messages, sur leur nature violente ou non (après avoir défini le terme). Par violence, je parle des mots utilisés (sexuellement explicites, insultant, etc.). Une vaste série de questions à caractère sociologique peuvent être soulevées. Cette recherche sera probablement menée en partenariat avec les universités de Namur et de Montréal. C’est chouette de faire partie d’un projet transversal, qui a trait à la fois à l’art numérique, à la recherche, à l’éducation permanente. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de l’art numérique qui permet de faire collaborer plusieurs milieux qui n’ont pas forcément l’habitude de travailler ensemble.

Le LoveBot a commencé sa tournée à Liège. Est-il envisageable qu’il voyage dans d’autres villes, comme Namur, Bruxelles ou Montréal par exemple ?

Eli — Oui, certainement. Le questionnement est tellement « universel » – du moins, dans les pays développés qui ont un accès aisé au Web. On s’oriente aussi sur le Québec parce que, depuis des années, se développent dans cette région des programmes de sensibilisation et d’éducation aux questions de genre, d’identité sexuelle. Faire tourner la cabine là-bas, analyser ensuite les données recueillies par les Québécois et les comparer à celles des utilisateurs belges pourraient dégager certaines divergences. Le projet est bien parti pour durer un bout de temps, au moins jusque fin 2017 !

www.voixdefemmes.org

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