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Isabelle Corten

  • Business
Liège  / Liège

Par Frédérique Siccard

PROFESSION : CONCEPTRICE DE LUMIÈRE

Spécialiste de l’éclairage, urbaniste du jour et de la nuit, le bureau liégeois Radiance 35 pose sur les villes un regard à la fois technique et artistique. Rencontre avec Isabelle Corten, architecte et urbaniste, fondatrice et directrice. Lumineuse, naturellement.

 

Mise en lumière du tunnel de la Porte de Hal à Bruxelles (2019)
Le concept est une mise en valeur des séquences graphiques implantées le long du tunnel. Deux « strates » composent la mise en lumière : le « fond » avec un éclairage dans une tonalité cyan pour illuminer le graphisme et faire ressortir les séquences artistiques, et les « accents » représentés par des coups de projecteurs bleu et magenta pour donner vie aux dessins et au tunnel.

«Comme la plupart de mes collègues, je suis arrivée à ma spécialisation un peu par hasard, en travaillant dans un bureau d’architecture bruxellois qui comptait une section urbanisme. Mon premier plan lumière, j’ai eu la chance de le créer avec un maître en la matière : Roger Narboni, de l’agence française Concepto. Ce premier essai m’a profondément intéressée », se souvient Isabelle Corten.

Lorsqu’elle fonde sa propre agence, en 2001, l’architecte réfléchit encore l’espace public diurne et nocturne. Mais quand le bureau « Isabelle Corten urbaniste lumière » devient Radiance 35, en 2010, les projets concernent de plus en plus la nuit. « Un écosystème qui m’intéresse et me passionne, au même titre que la ville, dont j’aime la dimension plurielle. La nuit a beaucoup de significations, presque symboliques : l’interdit, la peur, l’émerveillement, la découverte des étoiles, la faune aussi… Dans les villes, la question qui revient le plus souvent est pourtant celle d’un sentiment d’insécurité. Les réponses sont complexes et la lumière n’est pas la seule. Mais nous nous efforçons d’en apporter une, d’écouter, de dialoguer, de rassurer et de répondre aux craintes d’une manière ou d’une autre. »

Un rôle économique, écologique et social

Réfléchir à la nuit, c’est aussi s’efforcer de la préserver. « Ce postulat guide également notre réflexion. Nous avons une responsabilité par rapport au monde futur et il ne s’agit plus, en 2021, de l’évacuer d’un revers de la main », estime Isabelle Corten. « Le développement durable repose sur trois piliers : l’économie, l’écologie et la vie sociale. Si le premier est encore très présent, nous devons être conscients de la balance entre les deux derniers, en fonction des lieux et des moments de la nuit. Ainsi, dans un espace public où il y a peu d’éléments à mettre en lumière, mais où il est important pour la cohésion sociale de pouvoir s’orienter, on pourra choisir d’illuminer un arbre, par exemple. Mais, par ailleurs, nous avons fait le choix de ne pas éclairer une partie du fort de Huy, parce qu’une colonie de chauves-souris y loge. »

Qui fréquente les lieux et comment sont-ils perçus ? Qui bouge et à quel moment ? Quels sont les couloirs écologiques et les espaces de biodiversité ? Autant d’informations recueillies lors de marches participatives et d’analyses d’éclairage. « C’est un schéma perpétuel qui nourrit notre réflexion et la construit. Depuis quatre ou cinq ans, à l’issue d’échanges avec les divisions nature et forêt, nous avons intégré la notion de couloirs écologiques et de trame noire. Notre travail repose sur un délicat équilibre entre économie, écologie et vie sociale. Il faut être conscients de nos choix et créer de l’harmonie.»

Balisage lumineux intelligent pour les piétons de la Citadelle de Namur.
La mise en lumière tient compte de son intégration dans un site naturel par une gestion intelligente : intensités dégressives vers les zones boisées, utilisation de tonalités ambres là où la présence de chauves-souris est plus importante, allumage 45 minutes après le coucher du soleil et extinctions partielles jusqu’au noir complet, avec priorité sur les zones sensibles.
Maitre d’ouvrage : Ville de Namur

Vivre la ville, la nuit

Mais, justement : comment vit une ville, la nuit ? « Il y a tant de choses qui font qu’une ville continue à vivre après le coucher du soleil ! Des activités économiques et culturelles, notamment, que nous nous efforçons d’accompagner du mieux que nous pouvons. Il s’agit de créer un environnement confortable pour tous, que chacun puisse garder ses repères. Nous accentuons la visibilité de certaines choses, la diminuons pour d’autres, de sorte que les personnes qui circulent en ville bénéficient d’un parcours identifiable, avec une carte mentale efficace de leur territoire. Il suffit parfois de toutes petites choses et de petits budgets pour que les gens se sentent mieux. Après, si nous pouvons apporter du beau et de l’émerveillement dans ce parcours, c’est encore mieux », sourit l’architecte.

Du beau et de l’émerveillement, Isabelle Corten et l’agence Radiance 35 en ont essaimé. De la Grand-Place de Bruxelles à la Suisse, en passant par le tunnel de la Porte de Hal, les Grottes de Goyet ou la Cité ardente, l’équipe multiplie les projets et les thématiques avec un enthousiasme toujours renouvelé. « On nous demande naturellement d’éclairer des églises et des hôtels de ville, et puis un tas d’autres missions absolument fascinantes, chacune nécessitant une analyse complète pour recevoir la réponse la plus juste. Chaque expérience nourrit les suivantes. Il y a tant d’espaces auxquels réfléchir, ajouter de la lumière ou en retirer ! »

« Savoir ce qui est juste, et pour qui. » Voilà le mantra d’Isabelle Corten. « Réfléchir au confort de l’être humain en balance avec celui des autres usagers de la planète, c’est aussi établir un axe de préservation, à notre petite échelle. Il n’y a pas de contradiction : de plus en plus d’utilisateurs demandent à être acteurs de la protection de l’environnement. Pour ne pas polluer du tout, il faudrait ne pas éclairer. Ce n’est pas possible partout et tout le temps, mais on constate l’émergence de solutions, de plus en plus nombreuses, qui permettent par exemple d’éteindre totalement les lumières à certains moments de la nuit et, ainsi, de passer le relais à d’autres usagers. »


Mise en lumière des Grottes de Goyet, à Gesves (2013-2020).
Des thèmes (clair-obscur, trompe-l’œil, traces, palettes naturelles…) ont été choisis de façon sensible pour accompagner au mieux la diversité et la richesse d’ambiances présentes tout au long du parcours, de façon pédagogique et ludique, mais également sobre et respectueuse de l’environnement naturel.
Maitre d’ouvrage : commune de Gesves.

Rêves et projets

« Le dernier projet à m’avoir marquée, en matière de réalisation, est celui des Grottes de Goyet. Non seulement c’était un challenge car nous n’avions jamais éclairé de grottes, mais il aborde les trois piliers : écologique par le respect de la faune, économique car le budget était assez restreint, et social parce qu’il permet de revaloriser le patrimoine wallon pour un public diversifié et familial. Et puis, il emporte sa part de mystère,
dans ses failles et anfractuosités… »

Et Isabelle de porter un regard vers l’avenir.
« En cette année où je vais fêter les 20 ans de la création de mon propre bureau, je rêve de remporter le projet de la gare d’Anvers. Il aborde également les trois piliers : écologique par un éclairage mesuré dans des températures de couleurs chaudes, économique parce que nous l’avons conçu avec un budget vraiment serré, et social parce qu’il permettrait à tous les voyageurs et les habitants de se sentir bien en arrivant là. Il s’agit ici d’une valorisation du patrimoine remarquable flamand de portée internationale.
Un peu le pendant de la Grand-Place de Bruxelles, projet que nous avons débuté il y a presque quinze ans ! »

«Il n’y a pas de lumière sans ombre »
Cette phrase d’Aragon, Isabelle Corten l’a faite sienne, en tant que membre de « Concepteurs lumière sans frontières », une association humanitaire qui donne la priorité à des solutions durables. « En Haïti, nous travaillons depuis dix ans à faire en sorte que le savoir perdure. Parce que pour ceux qui connaissent les privations quotidiennes ou les catastrophes naturelles, pour ceux qui vivent au cœur des ténèbres, l’éclairage est nécessaire ! »
Cette transmission, elle y œuvrera également, dès la rentrée académique de 2021, dans les amphithéâtres de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta (ULB). « Le manque de formation à la conception de lumière est un sujet dont je discute depuis des années avec le doyen. Nous vivons la moitié de l’année dans l’obscurité et la Belgique ne compte que trois à quatre bureaux spécialisés, alors que le travail est énorme ! Plutôt que de poser juste une cerise sur le gâteau dans un cahier des charges, nous voulons offrir une vraie réflexion et une spécialisation solide. »
Le Certificat d’Executive Master en Génie Lumière s’obtiendra donc au bout de deux années d’études, sous la houlette d’Isabelle Corten et Georges Berne, mais également d’Elettra Bordonaro, d’Emmanuel Mélac, de Bénédicte Collard et d’Agnès Bovet-Pavy. Comme expliqué sur le site de la faculté : « Il vise à former des professionnels capables de suivre le processus de production d’éclairage dans des lieux intérieurs ou extérieurs, des environnements urbains et paysagers. Il s’attache particulièrement aux méthodes en tenant compte de l’innovation dans divers domaines également connexes à l’éclairagisme».

 


Plan lumière de la ville de Carouge, en Suisse (2014 - 2017)
Le plan lumière accompagne et recompose le territoire nocturne en mettant en valeur ses particularités. L’humain est au centre du projet, la lumière accompagne l’usager devant les écoles, le long des places, dans les passages couverts, au-travers de la ville… grâce à des interventions spécifiques.
Maitre d’ouvrage : Ville de Carouge.

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