- Dossier
Par Waw
Il y a 200 ans, la région liégeoise s’enflammait avec l’arrivée de John Cockerill à Seraing. Une aventure incroyable, nourrie par le charbon et le fer, forgée par les hommes et jalonnée d’inventions et de constructions qui ont fait de la Wallonie un fleuron industriel et de la Belgique la deuxième puissance économique mondiale.
C’est donc en 1817, le 29 janvier précisément, que débute la grande aventure industrielle à Seraing, lorsque John et Charles-James Cockerill achètent à Guillaume Ier des PaysBas l’ancienne résidence d’été des princes-évêques de Liège afin d’y installer leurs ateliers mécaniques. Les deux frères ne sont pas des novices en la matière. John n’avait que 12 ans quand il commença comme simple ouvrier dans les ateliers de son père à Liège, avant de s’initier à la chaudronnerie et à la mécanique. A 18 ans, il dirigeait l’atelier de production familial et, cinq ans plus tard, quand son père décida de profiter de sa retraite, il reprenait l’ensemble de ses activités avec son frère. Dans les années qui suivirent, les deux jeunes gens eurent l’idée de construire des machines à vapeur telles que celles qui s’étaient répandues dans la seconde moitié du 18e siècle en Angleterre. Leurs machines étant entièrement en métal, elles nécessitaient des contacts avec des fonderies et des forges. Rapidement cependant ils comprirent l’intérêt de fabriquer eux-mêmes le fer dont ils avaient besoin et de contrôler toutes les étapes de production.
C’est cette recherche d’un site plus spacieux qui les amena à acheter le château de Seraing en bord de Meuse, ainsi que les terrains environnants. Un endroit idéal puisqu’à proximité se trouvaient le minerai de fer, le calcaire, le charbon et la main-d’œuvre nécessaires. Bref, de quoi fabriquer l’acier dont ils avaient besoin pour exercer leur métier d’équipementier.
A la fin des guerres napoléoniennes, Seraing était un village de moins de 2.000 âmes, peuplé principalement d’agriculteurs, d’artisans et d’extracteurs de houille. L’aventure des hauts fourneaux allait enflammer la région et attirer la main-d’œuvre de partout.
Le premier complexe industriel intégré
A Seraing, John Cockerill commence par installer une filature et des ateliers de construction pour machines à vapeur. En 1826, un haut-fourneau à coke, le premier du genre en Belgique, est mis à feu. Les deux frères y ajoutent fonderies, forges, laminoirs et ateliers de construction mécanique. En réunissant sur un même site les différentes fabriques dont ils ont besoin, ils créent le premier complexe industriel intégré. En outre, ils multiplient les innovations technologiques, comme les fours à puddler, la cokerie ou les machines à vapeur, et jettent les bases d’une entreprise moderne.
La révolution industrielle est en marche et va se déployer depuis Seraing en suivant le fil de la Meuse. La Belgique étant alors encore hollandaise, c’est tout naturellement vers le nord que s’oriente le commerce avec le soutien de Guillaume d’Orange, les constructions servant à équiper les ports, la flotte et les grands travaux de l’Etat.
En 1830, l’entreprise est un moment menacée par les troubles issus de la révolution belge, mais John Cockerill va rebondir grâce à son expertise. La Belgique souhaitant développer son réseau de chemin de fer afin de contourner le blocus de l’Escaut par les Pays-Bas, l’industriel se lance avec succès dans la production de locomotives, wagons et rails. L’entreprise fournit également à la Belgique naissante des affûts de canons et se lance dans la construction de ponts, navires et machines d’exhaure pour les mines.
Dans sa volonté de grandir, Cockerill entame une expansion géographique et sectorielle qui le pousse à multiplier les acquisitions et investissements : houillères, concessions de mines de fer, mines de zinc en Prusse rhénane, textile en Pologne et à Barcelone. L’entreprise va alors rayonner dans le monde tout en faisant de la région liégeoise un des principaux creusets de la révolution industrielle en Europe continentale.
La Belgique, deuxième puissance économique mondiale
A la mort de John Cockerill, en 1842, l’entreprise souffre d’un problème de gestion. Ses héritiers bénéficiaires, soutenus par le gouvernement belge, créent la Société anonyme John Cockerill dont la finalité est l’exploitationet la remise sur rails des établissements à Seraing et Liège. Les affaires reprennent vite, poussées par l’expansion des réseaux de chemin de fer, les productions du domaine militaire et le développement des chantiers navals qui voient l’avènement des bateaux à coque métallique actionnés par des machines à vapeur.
Tout en réinvestissant à l’étranger, l’entreprise innove sur le sol européen. Son mérite est de se tenir constamment en état de veille technologique. C’est ainsi que Cockerill va adopter le procédé Bessemer permettant un meilleur affinage de la fonte brute pour la fabrication de l’acier. C’est ainsi encore que, dans la seconde moitié du siècle, lorsque le moteur à gaz commence à supplanter la machine à vapeur, Cockerill sautera dans le train en produisant ou en perfectionnant plusieurs de ces modèles. Et, dès la fin du 19e siècle, l’entreprise se lancera dans la fabrication de moteurs Diesel – dont elle a obtenu la licence – pour le domaine naval.
L’essor de Cockerill modifie le paysage et la société, l’industrie lourde devenant le pivot de l’économie et de l’emploi. La position de l’entreprise au cœur de l’Europe, désormais bien desservie par les voies fluviales et les chemins de fer, est particulièrement favorable à l’exportation. Quand le rideau tombe sur le siècle, la population de Seraing a grimpé à 63.000 habitants. La Belgique est désormais la deuxième puissance économique mondiale derrière l’Angleterre et le produit intérieur brut (PIB) de la seule Wallonie est supérieur à celui des Etats-Unis !
Coup de frein lors de la Grande Guerre
Si, au début du 20e siècle, Cockerill a continué son extension en achetant des concessions minières à l’étranger et en exportant son savoir-faire jusqu’en Russie et en Chine, cet élan connaîtra un brusque coup d’arrêt quand se feront entendre les premiers grondements de la guerre. Sous l’occupant, les principaux outils de Cockerill seront démantelés, détruits ou expédiés en Allemagne. La société, heureusement, se redressera rapidement en remettant en place les outils de la construction mécanique et en investissant dans de nouveaux équipements sidérurgiques.
Dès 1930, la sidérurgie sérésienne dispose d’un outil moderne et solide, alimenté par les charbonnages liégeois, hainuyers et campinois, qui va lui permettre de renouer rapidement avec la prospérité. Locomotives toujours plus puissantes, ouvrages d’art grandioses et expertises dans le domaine de la navigation valent à la SA Cockerill de briller à nouveau à travers le monde.
Pénurie de main-d’œuvre
La Seconde Guerre mondiale s’avèrera moins dévastatrice que la première vis-à-vis de l’outil sidérurgique, de sorte que la production pourra redémarrer rapidement et fournir les grandes quantités d’acier que nécessiteront notamment la reconstruction de l’industrie et l’essor de l’automobile.
La Belgique étant en pénurie de main-d’œuvre après la guerre, elle signe avec l’Italie, le 20 juin 1946, un protocole prévoyant l’envoi de 50.000 travailleurs italiens contre l’approvisionnement de trois millions de tonnes de charbon par an. Dès 1951, les commandes vont encore s’accélérer avec la création de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) qui ouvrira le marché et assurera le libre accès aux matières premières et à la vente des produits finis. La construction mécanique s’ouvre désormais aux centrales électriques, hydrauliques, thermiques et nucléaires, ainsi qu’à l’équipement d’usines métallurgiques et, en particulier, de lignes de galvanisation.
Plan Gandois, fusions et désillusions
Pour continuer à croître, il faut s’unir et jouer avec le complémentarité des usines et produits. De fusion en fusion, le groupe Cockerill devient le plus important producteur sidérurgique belge. En 1974, cependant, le secteur entre une première fois en crise. Pour y faire face, les bassins de Liège et de Charleroi n’ont d’autre choix que de s’unir, formant Cockerill-Sambre, groupe dans lequel l’Etat belge va être obligé d’intervenir en acquérant plus de 80% du capital. La situation économique restant désastreuse, le gouvernement fait appel au Français Jean Gandois qui élaborera un plan industriel viable et rentable.
Le 30 septembre 1992, avec la fermeture du dernier charbonnage belge, c’est une véritable chape de plomb qui s’abat sur la tête des ouvriers ! Des puissants groupes sidérurgiques se profilent à l’horizon, la perte de l’indépendance de Cockerill-Sambre est dans l’air. En 1999, le sidérurgiste français Usinor absorbe Cockerill-Sambre, avant de fusionner avec Aceralia (Espagne) et Arbeid (Luxembourg) pour donner naissance en 2002 au groupe européen Arcelor. Celui-ci, qui emploie près de 100.000 personnes, devient alors le premier producteur mondial d’acier. En 2006, le groupe ne peut toutefois résister à l’offre publique d’achat du géant néerlandais Mittal Steel : désormais l’aventure continuera sous le pavillon d’Arcelor-Mittal. L’espoir sera de courte durée. La grave crise économique de 2008 va contraindre la direction à mettre le haut-fourneau 6 de Seraing à l’arrêt. Et le coup de grâce viendra en 2011 avec la mise hors activité du haut-fourneau B d’Ougrée et de l’aciérie de Chertal. Avec la chute de ces géants, c’est la fin de la sidérurgie à chaud dans le bassin liégeois.
Si une page importante est tournée, l’aventure n’est pas finie pour autant, puisque Arcelor Mittal y emploie encore 1.180 travailleurs dans les lignes stratégiques et la galvanisation. La société maintient sa place sur le marché en développant des produits à haute valeur ajoutée, dont le processus de revêtement d’acier sous vide qui consiste à pulvériser de fines particules sur une tôle d’acier pour la protéger de la corrosion. Cette ligne, inaugurée en février 2017 à Jemeppe, constitue une première mondiale…
COCKERILL À L’HEURE ROMANTIQUE Au XIXe siècle, la réputation de John Cockerill est internationale. Le complexe industriel qu’il a créé ne connaît aucun équivalent et inspire même de grands noms de la littérature. Ainsi, Théophile Gautier, à l’occasion d’un périple qu’il effectue avec Gérard de Nerval, écrit-il dans « Un tour en Belgique », publié dans la presse parisienne en 1836 : « A quelques pas de Liège, fume et bouillonne Serin (sic), où M. Cockerill a ses usines. Les forges de Lemnos, avec leurs trois pauvres Cyclopes, étaient peu de chose à côté de cet immense établissement, toujours noir de charbon, toujours rouge de flamme, où les métaux coulent par torrents, où l’on puddle, où l’on cingle le fer, où se fabriquent ces énormes pièces, ossements d’acier des machines à vapeur ; là l’industrie s’élève jusqu’à la poésie, et laisse bien loin derrière elle les inventions mythologiques. »
WILLIAM COCKERILL À VERVIERS
Saviez-vous que ce n’est pas John Cockerill, mais son père qui jeta les jalons de la révolution industrielle dans la future Belgique en 1799 ? Et que le point de départ de l’aventure n’était ni Seraing ni même Liège, mais Verviers ? Vous l’avez deviné : c’est l’industrie lainière et non les charbonnages et les hautsfourneaux qui a attiré William Cockerill dans le bassin liégeois. L’eau de la Vesdre et non la houille et le fer. Portée par la qualité de ses eaux douces, la ville s’était en effet muée au fil des siècles en centre européen de l’industrie lainière. Riche de ses connaissances dans la construction de machines textiles acquises en Angleterre, le mécanicien, qui fuyait la famine sévissant dans les îles britanniques – c’était la guerre avec la France de Napoléon – et qui avait tenté en vain de réaliser des affaires en Russie et en Suède, y vit une opportunité de réussir en construisant des machines à carder et à filer la laine. Ce faisant, il bravait la loi sur le monopole anglais qui punissait d’exil perpétuel tout qui vendait le secret de ces machines à l’étranger. Mais, surtout, il allait mettre son fils John face à son fabuleux destin…
LE CHANTIER NAVAL D’HOBOKEN Conscient de la place qu’était en train de prendre la construction mécanique dans le domaine naval, John Cockerill mit en place en 1824 un arsenal de construction de bateaux à vapeur à Anvers : Cockerill Yards. Cinquante ans plus tard, un nouveau chantier naval fut inauguré à Hoboken. C’est de là que sortiront les premiers « steamers » qui iront explorer le fleuve Congo sous la direction de Stanley, les navires de la Compagnie maritime belge du Congo, les malles à destination de Douvres (dont le fameux navire Prince Baudouin, en 1933, dont la vitesse de 25,25 nœuds constitue alors un record mondial pour un navire de ce type), ainsi que les transatlantiques, canonnières, frégates, péniches… battant pavillon belge et étranger. Soit jusqu’en 1959, 800 navires de haute mer et 1.800 barges et autres bateaux sans moteur. Dans les années 1980, un manque de liquidités conduira l’entreprise à la faillite. Le chantier sera repris par Boel, mais cette société sera à son tour forcée de déposer son bilan en 1994.
LE CANAL ALBERT, LA BONNE IDÉE À CREUSER
Au 19e siècle et au début du 20e, la vallée de la Meuse a été régulièrement inondée – phénomène auquel l’exploitation du charbon n’était pas étrangère –, paralysant à chaque fois l’industrie de la région. En 1925-26, suite à une nouvelle catastrophe, il fut décidé de canaliser la Meuse. Les travauxdé butèrent peu avant 1930 par la construction du pont-barrage de l’île Monsin et furent terminés pour l’Exposition internationale de l’Eau en 1939. La mise en service du canal Albert, qui relie le port de Liège à la mer du Nord et au réseau navigable du nord-ouest de l’Europe, va alors contribuer au développement économique de Cockerill, qui trouvera également dans cette nouvelle voie un moyen facile et rapide pour acheminer vers ses usines le charbon extrait dans les mines récemment acquises en Campine.