Waw magazine

Waw magazine

Menu
© Joël van Cranenbroeck
© Joël van Cranenbroeck
© Joël van Cranenbroeck

L’arpenteur du monde

  • A la Une
Namur  / Yvoir

Par Bernard Roisin


Joël van Cranenbroeck testant la station automatique de haute précision Leica TM30.

Le géomètre-expert Joël van Cranenbroeck est un spécialiste de la mesure GPS. Cela tombe bien car il n’arrête pas de bouger afin de sécuriser de par le monde de gigantesques œuvres de génie civil. Un savoir-faire et un parcours étonnant.


Discrètement installé dans la belle campagne d’Yvoir qu’il adore, Joël van Cranenbroeck court les cinq continents où le mènent ses innombrables projets. Ce soixantenaire bon teint est en effet le patron de CGEOS, entreprise experte en géolocalisation de haute précision, qu’il créa à 57 ans et dans laquelle il met son expérience et son expertise au travers de trois domaines : les travaux d’ingénierie topographique des hautes tours (Londres, Séoul, Koweït City…), le système de positionnement par satellites et la surveillance des grandes structures de génie civil (les ponts de Normandie, les barrages sur le Dniepr en Ukraine…). C’est ainsi qu’il a récemment été mandaté par le gouvernement égyptien afin de sécuriser le plus large (65m, six bandes de circulation dans chaque sens) pont haubané au monde, le pont Rod El Farag, sur le Nil, qui a nécessité la collaboration de 4.000 ingénieurs et permet aujourd’hui de désengorger le centre du Caire.

Quel a été votre apport concret dans la conception du pont Rod El Farag inauguré en 2019 ?

Nous avons été sollicités à la fois pour définir le système de surveillance structurelle du pont (capteurs et logiciels, télémétrie et analyse) et satisfaire aux exigences de la garantie décennale contractuelle de l’entreprise vis-à-vis du maître d’ouvrage. Nous y contribuons en livrant la partie auscultation basée sur la technologie GNSS en mode haute précision. Nous avons également réuni une équipe pluridisciplinaire parmi les meilleurs experts mondiaux de ce genre de travail. L’auscultation des grands ponts est une de nos expertises qui a débuté avec les ouvrages à Hong Kong, en Chine, en Corée du Sud et même en France avec les ponts de Normandie et de Tancarville.

Il s’agissait en quelque sorte d’un retour aux… sources pour la topographie, puisque, si je ne m’abuse, cette technique est née dans l’Antiquité sur les bords du Nil ?

Exact. Les crues du fleuve fertilisaient les terres avoisinantes et, à chacune d’elles, les limites de propriété disparaissaient. L’arpentage s’est développé afin de redéfinir ces limites.

Vous avez commencé comme géomètre-expert. D’où vous est venue cette passion ?

Chez les scouts, nous avions appris à utiliser les cartes à l’aide de boussoles, calculant des azimuts. J’avais un chef qui avait entrepris des études de géomètre. Plutôt que de prendre un rapporteur et dessiner sur la carte, il faisait tout par coordonnées, ce qui m’impressionnait. C’était une alchimie qui prenait forme. J’aimais dessiner et, par ailleurs, j’appréciais les activités au grand air. Dès lors, en fin d’humanités, lorsqu’il s’est agi de décider de mes études, je n’ai pas hésité.

GPS ou GNSS?
Baptisé initialement GPS (Global Positionning System), le système de positionnement par satellites est davantage appelé GNSS (Global Navigation Satellite System) depuis que d’autres constellations et systèmes de positionnement ont rejoint le GPS américain, comme le russe GLONASS, l’européen GALILEO et le chinois BEIDOU.


Y aurait-il une part de magie dans ce que vous faites ? Un côté sourcier ?

Un côté ésotérique. Avec des apports de l’astronomie, puisque nous nous basons sur les étoiles, les alignements. C’est un métier immatériel. Nous sommes constamment à l’extérieur en train de travailler sur un chantier munis d’instruments alors que rien n’est encore visible. Lorsque j’ai commencé mes études, la topographie était une combinaison intéressante, visant à transposer les mathématiques sur les paysages de manière concrète. Par la suite, la technologie n’a cessé d’évoluer. Très tôt, lors de mon passage à l’Institut Géographique National, nous avons commencé à utiliser le satellite Transit, sorte de GPS de l’époque, qui s’est révélé magique.


Le système de guidage de CGEOS a notamment été déployé lors de la construction de la tour du nouveau siège de la Banque Nationale du Koweit.

Ce qui vous passionne, c’est l’application concrète des recherches et du champ mathématique ?

Exact. Et nos secteurs d’activités sont très verticaux, notamment dans la mise à l’épreuve des hautes tours, comme la Burj Khalifa de Dubaï, en 2005. Lorsque nous amenons des mesures, imaginées par des architectes et des ingénieurs, à quelques millimètres près de ce qui doit être mis en place, il s’agit d’une très grosse responsabilité et en même temps un défi très excitant.

Seriez-vous plus mathématicien que géomètre ?

Les deux se combinent et s’inspirent mutuellement. En topographie, la solution passe par des traitements rigoureux. D’autre part, en explorant le champ mathématique, on peut trouver des sources d’inspiration dans le cadre de la réalisation topographique. C’est ce qu’ont pratiqué les Grecs anciens. Pythagore n’a pas fait de la géométrie à l’état pur, il devait répondre à des demandes de résolution de problèmes. Comme Archimède lorsqu’il développa un système de miroirs afin d’incendier, grâce aux rayons du soleil, les navires romains qui menaçaient Syracuse.


Des spécialistes procèdent à la vérification dimensionnelle de la structure métallique de la tour. 

Quelle est l’influence de votre père sur votre carrière ?

Mon père a traversé la guerre et, une fois terminée, n’étant pas en bonne santé, il a été réformé. Il n’a pas terminé ses humanités et est entré à la Générale de Banque pour gagner sa vie et s’occuper de son plus jeune frère. Mais il a fini directeur. Un parcours incroyable ! Mon père a toujours tenu le même discours à ses employés : « Ne restez jamais dans un poste sans développer des connaissances. Suivez des cours en informatique, apprenez une deuxième langue, parce que l’on ne sait jamais ce que la vie peut vous réserver. Vous devez toujours être prêt à rebondir avec vos propres capacités. » Mes sauts de puce dans les différentes carrières que j’ai effectués ont été inspirés par ses conseils. Dans ma sphère d’activité, certains pensent « posséder » la technologie et pouvoir tout faire… C’est faux ! Le monde est en perpétuel mouvement et il convient de s’adapter chaque fois, de se mettre au défi en permanence pour avancer.


La station automatique Leica Geosystems a été employée pour l’auscultation du Barrage de Hangzhou (Chine). 

Une capacité que nous possédons en Belgique et en Wallonie en particulier…

Je suis assez sévère pour la Wallonie. Je m’explique. Dans les années 80, les directeurs d’administration s’avéraient être de grosses pointures scientifiques et techniques qui publiaient. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. J’ai le sentiment d’un affaissement. Ce qui fait défaut à la Wallonie, c’est l’ambition. Quand nous avons conçu les ascenseurs de Strépy-Thieu, ceux-ci ont fait l’objet des premières mesures GPS qui ont préfiguré toutes celles qui ont cours dans le génie civil. En 2002, nous avons mis au point Walcors, le réseau permanent de stations GNSS de la Wallonie. Ce système, qui fonctionne toujours et que j’amende constamment, affiche une précision d’un centimètre sur toute la Wallonie. Ses bénéficiaires sont les engins de génie civil, les agriculteurs et, bien sûr, les géomètres ! Il s’agissait alors du tout premier réseau de ce type en Europe installé sur des pylônes au bord des autoroutes et routes… Bref, nous avons vraiment inspiré les scientifiques. Les Chinois venaient en délégation voir ce que nous réalisions. Aujourd’hui, nous n’attirons plus grand monde…

Et pourtant, la région possède énormément d’atouts…

Absolument, mais nous n’avons pas vraiment rebondi. On parle beaucoup de villes intelligentes, mais j’ai l’impression que l’on se satisfait plus de discours et de concepts que d’implantations. En créant ma société, en 2014, je croyais retourner au pays de l’innovation, mais j’ai été effaré de constater que les Wallons avaient tout oublié. L’an dernier, j’ai suivi des étudiants de la Haute École de Géomètres de Liège. Ce sont des élèves brillants auxquels il manque malheureusement des projets sur lesquels se réaliser, alors qu’en Chine les jeunes diplômés conçoivent des ponts dès la sortie de leurs études.

57 ans, un bel âge pour se lancer dans une nouvelle entreprise ?

Sardou chantait : « Je n’ai pas l’âge de mes artères, mon front sans rides est un abus » (rires). Il n’y a pas d’âge pour se lancer. Ce qui est important c’est d’avoir du coffre, comme les artistes. Vous m’imaginez tournant autour de la Terre ? Sachez que je me passionne aussi pour la céramique, discipline où c’est la terre, cette fois, qui révolutionne dans mes mains sur le tour. L’âge n’a rien à voir… Yvoir, c’est un havre de paix et le lieu où vous vous ressourcez aux abords de la Meuse ?

La Meuse ensorceleuse… (il rit). En fait, lorsque j’ai commencé à voyager, nos enfants étaient jeunes et comme mon épouse travaillait comme infirmière à Mont-Godinne, nous avons trouvé plus simple d’habiter près de son lieu de travail. Mais la région est magnifique et j’ai toujours plaisir à y revenir et à y inviter des partenaires étrangers qui sont subjugués par la Wallonie et la vallée de la Meuse. Nous vivons dans une très belle région dotée d’une grande qualité de vie et de personnes. 


A Dubaï, le Burj Khalifa est devenu, en 2009, la plus haute structure humaine jamais construite jusqu’alors (828 mètres). Le système inventé par Joël van Cranenbroeck a permis un guidage des murs porteurs avec une précision millimétrique. 

www.cgeos.com

Des bracelets vibreurs pour le Covid-19

Comme tant d’autres sociétés, tant en Belgique qu’à l’étranger, CGEOS a décidé au printemps de faire face à la situation et de mettre ses compétences au service de la lutte contre la pandémie du Covid-19. Mais plutôt que d’opter pour le tracing – qui est en infraction avec le Règlement Général de la Protection des Données (RGPD) sur la vie privée – afin de faire respecter les règles du déconfinement, la société wallonne a finalisé, mi-mai, le développement d’une technologie basée sur l’Ultra Wide Band (celle utilisée pour les clés automatiques des véhicules). Concrètement, elle a mis au point un bracelet contenant une puce qui permet de mesurer en permanence la distance avec les autres bracelets à proximité. « Lorsque deux ou plusieurs bracelets sont à une distance inférieure à 150 centimètres, ils vibrent afin d’indiquer aux porteurs de s’éloigner, explique Joël van Cranenbroeck. Cette solution, qui s’avère respectueuse de la RGPD, ne nécessite ni smartphone, ni internet mobile. »

Pour la fabrication de ces bracelets, CGEOS s’est trouvé deux partenaires. Le chipset (jeu de composants électroniques inclus dans un circuit intégré préprogrammé et permettant de gérer les flux de données numériques entre le ou les processeurs, la mémoire et les périphériques) a été conçu en Irlande, tandis que les « tags » (les éléments du bracelet) ont été développés et produits en Chine, passage obligé pour une production rapide et d’un volume conséquent.

Un bracelet adaptable en fonction de la règlementation

Le marché principal visé par cet appareil ? « Ce sont les sociétés et organismes privés ou étatiques qui souhaitent voir leurs employés garder les distances physiques requises afin d’être en conformité avec la législation, répond Joël van Cranenbroeck. Il ne s’agit cependant pas seulement d’une réponse ponctuelle à cette crise mais bien d’ouvrir de nouveaux développements durables et respectueux de l’environnement. Il est en effet possible de paramétrer la distance d’alerte en fonction de la réglementation en vigueur. Ainsi, ces bracelets pourront également être utilisés pour établir un périmètre de sécurité et positionner leurs porteurs dans le cadre d’applications de logistique et de sécurité sur les chantiers comme, par exemple, lors d’interventions le long des voies ferrées. »

Fin mai – au moment où nous rédigions cet article, ndlr –, CGEOS avait déjà enregistré 1.000 demandes de tests. Un démarrage encourageant sachant que chaque essai validé pourrait se concrétiser par une commande importante, de l’ordre d’un millier de bracelets en moyenne.

Très « gaming », ce bracelet est également destiné à être vendu au citoyen lambda au prix de 60 € HTVA. Joël van Cranenbroeck : « Nous pratiquons un prix très bas couvrant les frais de transport et la configuration parce que nous voulons apporter notre contribution à l’effort général pour éradiquer ce virus. Nous sommes les premiers à proposer ce type de technologie. Il s’agit donc d’une occasion unique de la mettre au service de la population et des sociétés. »

La Newsletter

Your opinion counts