- Dossier
Par Gilles Bechet
une évidence au féminin
Les femmes et le numérique ?
Les cinq artistes que nous avons rencontrées et qui travaillent sur ou avec les nouvelles technologies sous leurs différentes formes attestent que celles-ci constituent pour elles un outil d’expression et de connexion avec le monde.
Et non une fin en soi.
Virginie Pierre :
« COMMENT AVONS-NOUS PU VIVRE À L’ÉCART DE TELS OUTILS ? »
« Le numérique sauvera les femmes où qu’elles soient. » Cette affirmation aux allures de prophétie nous vient de Virginie Pierre, une femme multi-active, entre entrepreneuriat au féminin – elle a été chargée de projet pour le réseau Diane de l’UCM – et le monde de l’art – elle a été commissaire d’exposition. Aujourd’hui, sa carte de visite indique « International Poetic Business Developer ». Entre autres activités, elle aide à promouvoir des femmes artistes et mène des projets aux quatre coins du monde.
« Je suis née à l’époque du téléphone à cadran, rigole-t-elle. Grâce à internet, j’ai pu travailler à distance avec mes enfants, mais aussi promouvoir des artistes et des projets dans tous les coins du monde. Pour ceux-ci, c’est un levier de visibilité énorme, car il permet de faire connaître leur travail partout, même depuis des endroits à l’écart des grands centres urbains. Avec le recul, on se demande comment on a pu vivre à l’écart de tels outils… »
Même si elle reconnaît que ce n’est pas toujours simple pour toutes les femmes, Virginie Pierre se méfie des études qui décrètent que celles-ci seraient en froid avec le numérique. « D’expérience, j’ai vu en Wallonie, comme partout dans le monde, que les femmes avaient pris possession du web. Et elles sont présentes sur les réseaux sociaux pour activer leurs projets. J’en profite pour dire que je ne crois pas au fantasme de la déshumanisation qui entoure ces réseaux. C’est d’abord un outil qui renforce les liens. Animer les réseaux sociaux, pour moi, c’est leur donner une âme. »
Les artistes que nous présentons dans ce mini-dossier confirment ces propos. Pour la DJ Ada Lattanzi, la technique numérique n’a jamais été un frein à la mise en œuvre de sa passion et elle n’a jamais senti qu’être une femme ait pu présenter le moindre désavantage, au contraire. Si on baigne dans le flux internet, la comédienne Valérie Cordy nous invite à ne pas se laisser arrêter par la technologie ou à ne pas s’y noyer, mais plutôt à s’intéresser à ce qu’elle fait de nous. C’est aussi le travail de la chorégraphe Julie Bougard dans son spectacle Stream Dream, dans lequel elle réalise l’exploit d’évoquer l’impact du jeu vidéo sur nos vies sans convoquer la moindre image sur le plateau. Quant à la réalisatrice Guionne Leroy, elle ne vit que pour les images de synthèse car ces techniques développent la créativité et l’esprit d’équipe.
« J’en profite pour dire que je ne crois pas au fantasme de la déshumanisation qui entoure ces réseaux. C’est d’abord un outil qui renforce les liens. Animer les réseaux sociaux, pour moi, c’est leur donner une âme. »
« C’est vrai que nous sommes en retard sur le futur, reprend Virginie Pierre. Il y a encore du travail d’information. Je pense que nous devrions, à l’instar de ce qui se fait dans certains pays nordiques, apprendre à coder dès le plus jeune âge comme on apprend à lire. »
A noter que si les nouvelles technologies sont bien présentes dans toutes ses pièces, la metteuse en scène Anne-Cécile Vandalem trace cependant une limite dans son utilisation. Pour elle, l’humain doit rester au centre de son travail.
Anne-Cécile Vandalem
la faim des histoires
Identité: Anne-Cécile Vandalem
Age: 41 ans
Origine: Liège
Formation: Conservatoire royal de Liège
Passion: Partager ses histoires avec le public
En inscrivant ses histoires au cœur d’un spectacle total qui mêle théâtre, son, image et musique, l’auteur et créatrice liégeoise a construit une œuvre personnelle qui fait salle comble bien au-delà de nos frontières.
Nous sommes en 2025. Six personnages coincés à bord de l’Arctic Serenity, un navire à la dérive sur les mers glacées de l’Arctique, sont en quête de secrets enfouis dans le passé, le temps d’un thriller d’anticipation onirique sur fond de réchauffement climatique et de main-mise industrielle sur les ressources naturelles. Sur scène, les salons, les couloirs et coursives d’un navire de luxe, un impressionnant décor tournant au service d’un spectacle total qui mêle théâtre, cinéma, musique et effets spéciaux. Avec cette pièce ambitieuse, Anne-Cécile Vandalem poursuit une oeuvre personnelle et originale qui mêle les technologies et les médiums au service d’un plaisir communicatif de la narration. Créé au Théâtre National de Bruxelles en janvier 2018, Arctique a été applaudi en France, en Allemagne au Luxembourg, ainsi qu’à Minsk, en Biélorussie.
Bidouiller la technique
Enfant, Anne-Cécile Vandalem écrivait déjà des histoires qu’elle enregistrait sur son lecteur à cassettes. Des rêves de cinéma plein la tête, elle s’inscrit au Conservatoire de Liège afin de suivre des études de comédienne et y découvre une passion grandissante pour le théâtre. Sortie en 2001, elle crée, deux ans plus tard, son premier spectacle, Zaï Zaï Zaï Zaï, pour lequel elle monte sa propre compagnie. « Quand je pense à une histoire, je pense autant au fond qu’à la forme et à ce qui sera nécessaire en production pour monter cette forme. C’est vraiment un tout. » Dès ce premier spectacle, où un homme et une femme vivent leur vie par procuration à travers les programmes télévisés, captation live et écrans étaient indissociables de la narration.
« J’ai toujours eu envie de bidouiller la technique au service de l’histoire. On l’a fait pour Zaï Zaï, on l’a fait pour Hansel et Gretel, et je l’ai encore fait avec le son pour Self Service. Pour les deux derniers spectacles, les moyens sont devenus plus importants. » Dans le théâtre global d’Anne-Cécile Vandalem, l’envie d’innover emmène le spectateur dans des contrées scéniques inexplorées. L’image, le son, la lumière et les décors fusionnent pour être partie intégrante de l’histoire racontée sur le plateau. L’acteur est au service de l’histoire, au même titre que le musicien, le caméraman ou le régisseur vidéo. « Là où la technologie me pose problème, c’est quand elle déshumanise. C’est pour cela que je ne supporte pas quand il y a désynchronisation entre l’image et le son. Ça peut parfois exaspérer mes collaborateurs parce qu’en vidéo, j’arrête très vite. Je ne veux pas d’effets, je ne veux pas d’image extérieure au plateau. Il y a une limite au-delà de laquelle je ne vais pas. »
En 2019, Anne-Cécile Vandalem a créé Die Anderen (Les Autres) au Schaubühne (Berlin). La pièce est une dystopie politique s’interrogeant sur les conséquences de l'incurie de l'Europe à propos de l'accueil des réfugiés.
Des projets ambitieux
Après Tristesses et Arctique, qui sont deux grosses machineries tant en terme de décor que de personnel, l’auteure rêve parfois de quelque chose de plus léger, tout en doutant d’en avoir la capacité. « A mes débuts avec Jean-Benoit Ugeux, j’en rigolais en me demandant si un jour je serai capable de faire un spectacle avec un acteur et une chaise. Ce serait l’avènement de ma carrière ! Le jour où j’aurai 85 ans, peut-être, mais pour l’instant j’en suis incapable. Je me dis aussi que c’est ma façon de faire. J’aime être avec des grandes équipes, j’aime quand il y a trente personnes concentrées qui travaillent à créer la même chose. J’aime les projets ambitieux. Pas par mégalomanie, mais parce que j’ai besoin de cette énergie là pour vivre. »
Deux ans après sa création, Arctique en est à sa 90e représentation. Un chiffre qui peut paraître modeste pour un spectacle où troupe et décor peuvent se glisser dans une camionnette, mais pour une production qui mobilise vingt-cinq personnes en tournée et qui demande trois jours de montage, c’est énorme. Pour y arriver, il faut convaincre des co-producteurs à l’étranger, avant même de commencer le travail. Ce qui n’est pas une mince affaire. « Pour Arctique, j’avais l’impression d’avoir gagné un tour gratuit après Tristesses. Le spectacle s’est donc monté relativement facilement. Tous les gens qui me découvraient par Tristesses se demandaient « Où l’avons-nous ratée ? Il faut absolument sauter dans le train pour son prochain spectacle ! » Beaucoup de gens se sont présentés pour coproduire, d’autres se sont aussi retirés après, ce qui n’est jamais facile. On se lance dans un projet ambitieux et puis la réalité fait que des subventions tombent et qu’on a moins d’argent, il faut faire des choix. Nous avons eu deux gros coproducteurs qui se sont retirés alors que les répétitions avaient commencé. A ce moment là, on ne peut rien faire. C’est là où une compagnie comme la nôtre est très fragile comparée aux institutions, parce qu’elle n’a pas les réserves nécessaires. »
Maintenant que Tristesses et Arctique continuent de tourner, Anne-Cécile Vandalem a commencé l’écriture de son prochain spectacle qui prend doucement forme. Quant à son avenir à plus long terme, il reste encore à écrire. « J’ai reçu plusieurs propositions pour diriger un lieu en France, mais je n’ai pas cette ambition. J’ai juste envie de pouvoir développer mon travail sans le reproduire. Si je vois que ça ne touche plus personne et que ça ne sert plus à rien, peut-être que je développerai un outil, un lieu, qui me permettra de faire en sorte que mes histoires rencontrent les gens autrement. »
« A mes débuts avec Jean-Benoît Ugeux, j’en rigolais en me demandant si un jour je serai capable de faire un spectacle avec un acteur et une chaise. Ce serait l’avènement de ma carrière ! »
Guionne Leroy
l’animation à la belge
Identité: Guionne Leroy
Age: 53 ans
Origine: Liège
Formation: Diplômée de la Cambre en filmographie d’animation
Passion: Longs métrages d’animation en images de synthèse
Diplômée de la Cambre en cinéma d’animation, la Liégeoise a bien voyagé pour faire ses armes avant de nous ramener son art en Belgique. De l’animation en pâtes à modeler à l’image de synthèse, plongeons dans son univers.
Son diplôme en poche, Guionne est repérée par John Lasseter qui la recrute pour rejoindre l’aventure de Toy Story 1, premier long métrage réalisé entièrement en images de synthèse. La voilà partie à San Francisco pour vivre l’aventure des studios à l’américaine. Elle enchaîne ensuite avec L’étrange Noël de Monsieur Jack, d’Henry Selick, avant de rejoindre Nick Park, Peter Lord et l’équipe d’Aardman, à Bristol, pour la production de Chicken Run.
« J’ai étudié l’animation classique avant l’apparition de la synthèse. J’ai travaillé en stop motion qui était ma première passion. Je fais partie de ceux qui ont dû partir pour trouver du travail : quatre ans aux USA, cinq ans en Angleterre, un an et demi en Suisse. Sur les longs métrages, nous avons un statut d’employé le temps de la durée spécifique du projet. Ce qui n’est pas extra pour sa pension ! »
Au milieu de tout cela, Guionne Leroy a trouvé le temps de signer en Belgique quelques publicités et courts métrages personnels, dont les remarqués La Traviata et Arthur. « C’était un mariage de raison de me convertir aux images de synthèse, parce que je n’avais pas d’autres choix si je voulais revenir m’installer en Belgique. Et puis, passer deux à trois ans de sa vie dans la peau d’un personnage animé, c’est très éprouvant ! Aussi bien physiquement que mentalement. En stop motion, on a une marionnette, il faut découper tous les éléments à la main, quand on commence une scène il faut aller jusqu’au bout. On découvre seulement à la fin si c’est réussi ou non, donc c’est beaucoup plus stressant ! »
Guionne Leroy a participé aux aventures de Toy Story 1, Coraline et Chicken Run.
Une à deux secondes d’animation par jour !
S’il y a moins de 200 artistes dans le monde qui savent faire de l’animation en stop motion tellement c’est spécifique, l’image de synthèse, en revanche, est beaucoup plus répandue. « En animation, le projet est découpé, chaque équipe recevant une partie du travail. Mon rôle est de définir qui fait quoi. Je coordonne pour que tout se passe bien, ensuite, les plans sont distribués entre les différents animateurs. Chacun est préparé avec son décor et ses personnages, mais pas encore animé, ils ne bougent pas encore ! C’est notre job de leur rendre vie. »
De son côté, le réalisateur fait le tour des différents studios. Il fait part de ses remarques, il corrige. Ce sont des processus très lents. Pour un long métrage, l’animation ne représente qu’un tiers du projet et ça prend un an minimum. En moyenne, c’est une à deux secondes utiles d’animation par jour et par animateur ! Une seconde correspond à 24 poses du personnage qui doivent être réfléchies en fonction du rythme, de la vitesse et de la silhouette du corps. Tout est fait sur ordinateur, les animateurs arrivent quand le travail est bien préparé en amont. « Au niveau créatif, nous n’avons rien à dire, nos sommes comme des acteurs. Nous sommes dirigés par le réalisateur qui nous explique quelles émotions il convient de faire passer. »
Les années de travail au sein des studios connus sont évidemment riches en souvenirs et en expérience. Mais Guionne Leroy aime sa liberté. « C’est pour cela que je travaille aujourd’hui sous le statut de freelance. Je m’aménage des pauses entre deux projets pour me retrouver. Aujourd’hui, par exemple (ndlr : début février), je pars pour cinq semaines avant de me lancer dans mon prochain projet qui va m’accaparer trois ans ! »
Un projet avec le studio liégeois Mikros
A son retour, en effet, Guionne enchaînera avec un projet luxembourgeois en coproduction avec le studio liégeois Mikros. « Je vais travailler avec eux sur l’animation du long métrage Icare, du réalisateur Carlo Vogele, lequel a travaillé dix ans chez Pixar. Ce sera la première fois que nous aurons l’occasion de travailler sur autant d’animations, de surcroît avec Mikros. » Il faut savoir que le studio liégeois fait plutôt des effets spéciaux, comme ce fut le cas avec le film auquel Guionne a participé l’an dernier, Le Prince oublié, de Michel Hazanavicius (le réalisateur de The Artist). « Nous sommes tous très fiers d’avoir travaillé sur son long métrage. Ceux-ci sont beaucoup plus gratifiants. Le travail permet vraiment de donner vie à un personnage, mais aussi de faire parler davantage sa créativité. Et puis, c’est un travail d’équipe, il y a une ambiance, un esprit. »
BIO EN BREF
- 1993 Réalisatrice d’un court métrage en plasticine, La Traviata, pour « L’Opéra imaginaire » (Pascavision, Paris)
- 1993-1994 Animatrice sur Toy Story 1, réalisé par John Lasseter (Pixar, San Francisco)
- 1998 Chef animatrice sur Chicken run, long métrage en stop-motion (Studios Aardman, Bristol)
- 2008 Animatrice « stop motion » sur le long métrage Coraline, réalisé par Henri Selick (Laika, Portland)
- 2019 Animatrice sur Un Prince oublié, de Michel Azanavicius (Mikros, Liège)
Les astéroïdes numériques
de Valérie Cordy
Identité: Valérie Cordy
Age: 52 ans
Origine: Bretagne
Formation: Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS) en section théâtre et Université Paris Dauphine en Management des institutions culturelles
Passion: Démonter le moteur des nouvelles technologies pour comprendre comment il peut affecter nos vies
Dans ses performances connectées, la comédienne et artiste a développé un langage singulier de narration pour raconter le monde d’aujourd’hui tel que nous le percevons au bout de nos claviers.
On est dans un bain numérique », explique Valérie Cordy. « Pourtant, il y a un déni de ce que les technologies font sur nous. Même les jeunes qui sont nés dedans ont tendance à ne pas s’interroger sur ce qui leur est offert via les écrans. »
Depuis 2003, l’artiste a développé des performances connectées qu’elle a baptisées astéroïdes et dans lesquelles elle s’intéresse aux effets du numérique sur nos sociétés à partir du flux de données dans lequel nous baignons. Assise à une table dans un coin de la scène, Valérie Cordy fait comme si le public n’existe pas. Derrière son portable, elle mène des recherches en ligne qu’elle répercute sur le grand écran dans son dos. Il lui est même arrivé d’envoyer des mails à son public.
« Je suis dans un coin, tout le monde ne me voit pas, alors je montre à tous ce que je fais. L’écran est comme un miroir pour les spectateurs. Je ne fais que leur renvoyer leurs pratiques quasi quotidiennes, quand ils s’égarent dans les réseaux pour y perdre leur temps et parfois leur vie. » Jamais archivée, ni complètement préparée à l’avance, chaque performance est éphémère et unique. Plutôt que de dresser un réquisitoire à charge en ressassant les gros poncifs, elle s’appuie sur la fascination qu’exerce le monde d’internet pour emmener le public dans un récit aux multiples ramifications. « J’essaie d’amuser la galerie pour créer des trucs énormes. J’aime bien tordre la réalité avec une certaine légèreté. »
Comédienne, metteuse en scène, Valérie Cordy est passée à l’écriture numérique peu après le 11 septembre 2001. « C’est événement tellement soudain m’a traumatisé parce qu’il disait quelque chose sur notre société. J’ai senti le besoin de travailler avec un médium artistique plus immédiat qui me permet de parler de ce qui se passe aujourd’hui. L’actualité est devenue la matière de base de mes narrations. »
Derrière son portable, Valérie Cordy mène des recherches en ligne qu’elle répercute sur le grand écran dans son dos. Il lui est même arrivé d’envoyer des mails à son public.
Directrice de la Fabrique de Théâtre
Quand elle n’est pas sur scène, Valérie Cordy développe d’autres projets à la Fabrique de Théâtre dont elle est directrice depuis 2012. Située en périphérie de Mons, dans un bâtiment qui a abrité une école de la chaussure, cette ruche créative se déploie sur plusieurs axes : les résidences d’artistes avec une quarantaine de compagnies en rotation par an, une école de régisseurs de spectacles, la diffusion de spectacles dans les vingt-trois centres culturels de la Province de Hainaut et, enfin, le travail de médiation dans lequel les technologies numériques émergent et questionnent, comme dans la société. A commencer par les « Ateliers des rêves contradictoires », des ateliers cinéma ouverts à un public fragilisé. « Si on prend la peine de les écouter, ces personnes ont peut-être plus à nous apporter que nous ne pouvons leur apporter. » Grâce à des outils numériques très complexes, les participants se créent des avatars qui leur permettent de raconter leur histoire au cinéma. « A force de ne pas écouter les personnes fragiles, on perd l’essentiel… »
Une fois par an, en octobre-novembre, ont lieu les APREM (pour pour Ateliers, Partages, Rencontres des Ecritures en Mutation), des rencontres d’éducation permanente où l’on interroge avec des invités les relations entre les arts du spectacle et le numérique. Les sujets abordés vont des algorithmes aux Big Data ou aux résistances numériques.
Valérie Cordy partage encore sa curiosité et ses interrogations sur le monde numérique dans une session de cours qu’elle donne à La Cambre. « Les technologies numériques ne sont pas que des outils, ils peuvent être des leviers extrêmement puissants pour transformer le monde. Comme le pharmakon de Platon, ils sont à la fois le remède et le poison. A nous de bien les doser et les utiliser. »
Ada Lattanzi
la musique en partage
Identité: Ada Lattanzi
Age: 44 ans
Origine: La Hestre (Manage)
Formation: Educatrice,la musique en autodidacte
Passion: Créer et partager la musique pour faire danser les gens
Elle est une des rares femmes DJ et productrice en Wallonie. Une passion qui illumine quelques-unes de ses nuits et soirées, même si elle a fait le choix de ne pas en faire son métier.
La reine de la nuit, c’est la musique électronique. Pour des milliers de jeunes et de moins jeunes, le week-end ne s’envisage pas autrement qu’en se laissant porter par les beats et les nappes électroniques. Un corps dansant au milieu de centaines d’autres qui partagent ce même plaisir d’être absorbé par la musique et le rythme. Derrière ses platines et sa table de mixage, le DJ est le grand ordinateur de cette célébration hédoniste. Un métier et une passion souvent masculine.
En Wallonie, il y a quand même quelques femmes qui ont embrassé cette carrière. Parmi elles, Ada Lattanzi. La Hennuyère voit cela comme une passion plutôt qu’un métier. Il faut dire qu’elle a commencé sur le tard. « Je travaillais en extra dans le monde de la nuit et j’y ai rencontré mon deuxième mari qui était DJ. De fil en aiguille, je me suis intéressée à ce qu’il faisait. Comme il a son studio d’enregistrement à domicile, on a commencé à travailler ensemble. » Pour elle, le passage de l’autre côté des platines est venu tout naturellement, presque sans qu’elle s’en rende compte. « On s’entraîne à la maison, on y prend plaisir et on va toujours un peu plus loin jusqu’au jour où on arrive dans des événements et que l’on se rend compte qu’on a une petite renommée et un public qui attend votre musique. » Elle n’a pas l’impression qu’être une femme ait pu la desservir. Au contraire. Dans la région, les « Djettes » étant plutôt des oiseaux rares, elles attirent l’attention.
Productrice également
Ada, qui a dépassé la quarantaine, a connu l’époque des mega dancings et a vu la scène musicale évoluer et se professionnaliser. « J’ai l’impression que c’était plus festif auparavant. Aujourd’hui, les DJ sont de plus en plus nombreux et se font concurrence. Avec les nouvelles technologies, c’est presque à la portée de tout le monde de faire des mixes. Il ne faut pas forcément être fort doué pour percer. Certains y arrivent parce qu’ils ont une bonne promo, parce qu’ils savent se vendre. Et ce ne sont pas toujours les vrais artistes qui arrivent au sommet. »
Même si elle a la modestie de ne pas se considérer comme une musicienne, elle ne se contente pas de mixer. Elle a commencé à produire et à créer ses propres morceaux qu’elle a sorti sur différents labels spécialisés belges. « Certains font du sport, moi, je me mets derrière l’écran, je compose. J’aime surtout créer de l’émotion dans les morceaux en rajoutant des vocaux qui transportent, surtout des voix orientales et ethniques. C’est très excitant, mais je vois cela aussi comme un challenge de faire de la musique qui peut toucher et faire danser le public. »
A force de bidouiller dans un studio, Ada jongle avec les sons sans que cela lui fasse tourner le tête. « Je ne suis pas une acharnée des technologies, même si je cherche tout le temps de nouveaux sons. C’est incontournable pour avancer et ne pas toujours proposer la même chose. Je cherche à différencier mon travail, en trouvant à chaque fois des petits “plus“ à rajouter. »
Un de ses plus beaux souvenirs? Avoir partagé la scène du Rockerill avec son mari devant un public chauffé à blanc, le jour de son anniversaire.
Elle n’a pas l’impression qu’être une femme ait pu la desservir. Au contraire. Dans la région, les « Djettes » étant plutôt des oiseaux rares, elles attirent l’attention.
Un travail d’éducatrice et une vie de famille
Sa carrière aurait sans doute tourné autrement si elle avait commencé plus jeune. Mais elle n’a aucun regret. Aujourd’hui, elle se sent épanouie. Avec son travail d’éducatrice dans un centre pour personnes handicapées dans la région d’Anderlues et avec sa vie de famille, Ada a fixé ses priorités. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à apprendre et à découvrir, et surtout à faire danser les gens sans voir les heures défiler. « J’avance sans rien calculer, je laisse venir. Tout ce que je souhaite c’est continuer à partager ma musique, même si ça doit rester local ou en Belgique, car j’ai un bon échange avec un public fidèle. » Et si elle se mettait à rêver ? « Entendre un de mes morceaux joué par un grand DJ à Ibiza , ce serait magique.»
Julie Bougard
dans le miroir du virtuel
Identité: Julie Bougard
Age: 48 ans
Origine: Mons
Formation: Danse-Etude à l’Athénée Jules Bordet (Bruxelles) et formation à la danse contemporaine à la « Arts Educational School » (Londres)
Passion: La danse et les arts de la scène, et l’enseignement aux publics les plus divers possible
Dans un spectacle jeune public, la chorégraphe décode la séduction et les logiques de l’univers du jeu vidéo. Pour y arriver, elle utilise le terrible pouvoir de la danse, « l’art de tous les possibles » !
Avec sa nouvelle création Stream Dream, la chorégraphe Julie Bougard plonge dans l’univers du jeu vidéo. Une évidence pour elle. Lors des multiples ateliers qu’elle a donnés à des ados et à des jeunes enfants, elle n’a pu que constater la présence grandissante des écrans, quels qu’ils soient, dans le quotidien de ses élèves et… de leurs parents. « Ça envahit vraiment tous les espaces. Mais pour être honnête, je crois que je suis encore plus intoxiquée que les enfants », reconnaît cette ancienne “gameuse” qui a beaucoup joué quand elle était plus jeune. Elle s’y est amusée et a beaucoup appris. On ne s’étonnera pas, dès lors, que le spectacle ne se veut pas un règlement de comptes et encore moins une critique de l’univers vidéoludique. « C’est un univers très intéressant avec beaucoup de jeux très malins quand on prend la peine d’aller voir plus loin que les têtes de gondole. »
Avec son œil de chorégraphe, elle n’a pu manquer de remarquer que le corps est omniprésent dans le jeu vidéo. Un corps qui se métamorphose d’une boule de quelques pixels à une armoire bodybuildée dans laquelle le joueur ou la joueuse se glisse pour vivre des aventures et des sensations inaccessibles dans le monde réel.
D’emblée, Julie Bougard s’est demandé comment associer le corps vivant et le corps virtuel sur un plateau. L’un est soumis à la gravité alors que l’autre en est est complètement affranchi. Au delà du déplacement dans l’espace, l’univers du gaming questionne les réflexes et les comportements sociaux. « On y parle d’émancipation par rapport au monde et de la capacité à se prendre en main. L’univers du jeu est souvent très concurrentiel. On joue pour gagner. Qu’est-ce que cela nous dit du gagnant dans notre quotidien ? Est-ce celui qui écrase les autres, celui qui est le plus fort ou celui qui a le plus d’argent ? »
La suggestion par le son et la lumière
Très vite, la chorégraphe a abandonné l’idée de reproduire le décor d’un jeu vidéo sur le plateau, préférant la voie de la suggestion en évoquant l’architecture du jeu avec ses lignes de fuite et ses codes. Dans les arts vivants, la création d'un projet est un long parcours. Dans sa phase de recherche, Julie Bougard s'est adressée à Numédiart, l'Institut de recherches pour les technologies créatives de l'UMONS et aux enseignants de la Haute école Albert Jacquard à Namur. La première idée qui a pris forme était de projeter sur un écran des avatars virtuels des danseurs pour jouer avec la dichotomie des deux univers. L'indisponibilité du créateur infographiste a amené l'équipe à radicaliser son propos pour se concentrer sur le son et la lumière.
Aux manettes, Laurent Delforge, électroacousticien, musicien et sound designer, a créé une bande son pour soutenir ce qui se passe sur le plateau. « Le son a un pouvoir de suggestion très fort. Pas besoin d’images pour suggérer que les interprètes volent, glissent ou tombent dans l’eau. Tous les métiers de la scène participent à ce travail de suggestion et, en particulier, la lumière avec laquelle on peut créer aussi bien des grottes que des labyrinthes et avec laquelle on peut faire apparaître ou disparaître les danseurs en un claquement de doigts. »
Stream Dream, qui sera présenté le 6 mai à Bruxelles (à la Raffinerie de Charleroi-Danse), s’adresse au jeune public. C’est une première pour la chorégraphe, mais aussi une suite logique de son parcours artistique et professionnel qui l’a amenée, en plus de ses ateliers, à jouer dans Tel Quel !, un spectacle jeune public de Thomas Lebrun. « J’ai beaucoup côtoyé des enfants et j’ai aussi des ados à la maison. Ils ont un univers bien à eux que je commence à comprendre de mieux en mieux. Cela me met en confiance et, en même temps, je ne dis pas que je fais un spectacle pour enfants. Il s’adresse à eux, mais il doit d’abord me parler. »
Stream Dream qui sera présenté le 6 mai à Bruxelles (à la Raffinerie de Charleroi-Danse), s’adresse au jeune public. C’est une première pour la chorégraphe, mais aussi une suite logique de son parcours artistique et professionnel.
L’art le plus complet ? La danse !
Depuis la fin des années 90, Julie Bougard a créé une quinzaine de spectacles en solo ou à plusieurs dans lesquels elle mêle danse et théâtre. Quand elle ne s’inspire pas d’auteurs comme Beckett et Fassbinder, il y a souvent dans son travail un regard amusé sur le quotidien. Que se soit Drache, en 2008, où elle arpente les paysages de notre petit royaume en ciré jaune et en costume de gille, ou L’Ogre de Tervuren, en 2009, où elle évoque le terrible été 69 d’Eddy Merckx. « Je ne fais pas des chorégraphies, mais des spectacles. Je me permets d’utiliser le médium qui va le mieux servir le propos, que ce soit le son, la lumière ou le cinéma. Jusqu’à présent, j’ai toujours travaillé avec les images. C’est donc un peu paradoxal que la première fois que je travaille sans, c’est pour évoquer un univers avec une forte identité visuelle. Aujourd’hui, nous sommes tellement submergés par les images qui nous construisent, nous émeuvent et convoquent nos souvenirs, que cela devient un défi un peu grisant de construire un spectacle sans images. »
Peu importe, puisqu’elle a une confiance inébranlable dans le pouvoir de la danse. « A mes yeux, c’est l’art le plus complet. Cela parle de l’espace, du temps, du rythme et de l’émotion. Tout le monde peut comprendre. C’est poétique, c’est abstrait et pictural. C’est l’art de tous les possibles. »