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Par Christian Sonon
Jamboise, wallonne, mère de famille, femme d’idées, journaliste, chef d’entreprise, défendeuse des PME et de l’industrie alimentaire dans le sud du pays… Il y a en autant d’étiquettes qui collent à la peau de Fabienne Bister que sur ses pots de moutarde. Attention, propos épicés !
Si elle est sortie des Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, à Namur, avec une licence et un maîtrise en sciences économiques et sociales en poche, le parcours en bord de Meuse de Fabienne Bister est loin d’être un long fleuve tranquille. Au début de sa carrière, elle quitte même assez souvent ses pénates pour Paris et l’Algérie. Elle travaille alors comme journaliste spécialisée dans le franchising, mais aussi comme consultante. En janvier 1991, elle effectue une courbe rentrante et rejoint la moutarderie familiale à la direction de laquelle elle s’installe quatre ans plus tard. Depuis, elle est sur tous les fronts. Tout en veillant matin et soir sur les petits pots épicés, elle échafaude de nouveaux plans de campagne, bataille en faveur des PME wallonnes, défend l’industrie alimentaire dans le sud du pays et regarde comment le monde évolue. Chemin faisant, elle trouve encore l’énergie – et surtout la volonté – de repousser les offres de reprise des concurrents qui l’assaillent continuellement. Car ce n’est pas demain que l’entreprise fondée par son grand-père vendra son âme, foi de Jamboise !
À la fin de ses humanités, pourtant, c’est à un avenir plus serein que songeait Fabienne Bister. L’architecture et la décoration d’intérieur tapissaient alors ses rêves encore flous de jeune fille. Mais son père, qui avait le nez fin – normal, direz-vous, quand on dirige une moutarderie –, lui tint à peu près ce langage : « Essaie d’abord sciences éco. Si tu rates, tu pourras faire l’architecture d’intérieur ». À ces mots, la jeune fille ouvre la porte de la première candi et laisse… la spirale du succès la happer. « Réussir ses études, dans la famille, ce n’était pas un choix, mais une évidence », note celle dont le parcours professionnel est aujourd’hui cité en exemple dans la « cellule des anciens » des Facultés Universitaires.
« Peu après mes études, j’ai été repérée par Michel Hansenne, alors ministre de l’Emploi et du Travail, qui m’a fait entrer dans son cabinet, mais la politique ce n’est pas mon truc. C’est pourquoi j’ai accepté l’offre du journal L’Echo, qui trouvait intéressant d’utiliser des économistes pour alimenter ses rubriques plutôt que des journalistes. J’ai toujours eu une bonne orthographe », précise Fabienne Bister, qui s’arrête un bref moment – sans doute a-telle une pensée pour sa mère qui la soumettait au régime d’une dictée par jour –, avant de reprendre : « Parallèlement à cette activité de journaliste, j’ai également travaillé comme consultante, notamment pour la Banque mondiale pour laquelle je suis allée en Algérie. J’avais une de ces trouilles ! À un point tel que je me suis forcée à suivre une formation complémentaire en gestion de la timidité. »
Fin des années 80, cependant, elle fait une rencontre qui s’avérera décisive pour la suite de sa carrière. On connaît la citation du romancier et critique Jules Janin : « Le journalisme mène à tout à condition d’en sortir. » Henri Mestdagh, le patron du groupe de distribution qui était client de la moutarderie Bister la connaissait également. « Pourquoi ne reprenez-vous pas l’entreprise familiale à la suite de votre père ? », lui suggéra-t-il. « Cet encouragement me stimula. Il faut dire qu’à ce moment-là, les affaires allaient moins bien. Je me suis dit que si j’attendais, il serait trop tard. Je me suis donc attelée à l’élaboration d’un plan de redressement de l’entreprise que j’ai présenté à mon père et à mon oncle, les deux principaux actionnaires, qui l’acceptèrent. J’ai poursuivi mes activités de journaliste en free-lance à mi-temps, puis, début 1995, j’ai succédé à mon père à la tête de l’entreprise. »
Home sweet home ?
L’expression n’est pas la plus appropriée pour qualifier le quotidien de Fabienne Bister au sein de l’entreprise jamboise. « Je consacre bien sûr beaucoup de temps à la bonne marche et au développement de la moutarderie, mais la gestion professionnelle des liens émotionnels n’est pas le moindre des challenges quand on est à la tête d’une PME familiale d’une quinzaine de travailleurs, souligne-t-elle. Heureusement, je ne vis pas que dans et pour mon usine. Quand les problèmes quotidiens m’en laissent le temps, je me bats pour aider les PME . C’est ma passion, mon bénévolat social à moi. Comme d’autres femmes font du tricot… » Parmi ses nombreux mandats, ceux dont elle a eu la charge au sein de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB). Pendant quatre ans, la Namuroise a ainsi présidé la commission des PME. Mais, surtout, elle fut la première femme belge à avoir été vice-présidente de la FEB. « Il fallait une femme, une Wallonne et une responsable de PME . Je répondais aux trois critères », explique celle qui s’est notamment battue pour que les travailleurs soient représentés dans les PME. « Mais pas forcément par le biais d’un syndicat, au contraire ! », nuance-t-elle.
En 2010, Fabienne Bister est nommée présidente de Fevia Wallonie, l’aile wallonne de la Fédération de l’industrie alimentaire belge, à laquelle elle essaie d’insuffler une nouvelle dynamique. « Un secteur qui est de plus en plus important dans notre pays et qui résiste bien à la crise, car constitué de nombreuses petites entreprises dont la souplesse permet mieux de s’adapter au marché. »
À l’Union Wallonne des Entreprises, où elle exerce également plusieurs mandats, son franc-parler touche les esprits. Son combat ? Il a pour échéance 2020 : « Que la Wallonie ne dépende plus de la Flandre, qu’elle retrouve son indépendance financière ! Comment ? Non pas en s’obstinant à aider le secteur de la sidérurgie, mais en misant sur les PME . Nos entreprises ont un atout majeur : leur savoir-faire. Il faut les encourager à croître. Il y a dans le sud du pays une très forte concentration d’universités, donc un gros potentiel de développement économique, notamment via les spins off », lance celle qui réfute l’idée préconçue selon laquelle l’herbe serait plus verte ailleurs. « Au contraire de la Flandre, la Wallonie a encore de nombreux terrains accessibles à bas prix. À Achêne, petit village de l’entité de Ciney où notre moutarderie va déménager cet été, le terrain est à 16 €/m². Près d’un noeud autoroutier ! »
Le sujet monte de plus en plus au nez de Fabienne Bister. Impossible de la tenir par la bride, le terrain socio-économique est trop propice au galop. « Le problème de la Wallonie, c’est le piège à l’emploi, martèle-telle. Comment voulez-vous encourager un chômeur à trouver du travail quand il touche 900 € sans rien faire alors que certains travailleurs en gagnent à peine 1 200, somme à laquelle ils doivent retirer les frais de voiture ou de déplacement ? J’estime qu’un débutant doit gagner au minimum 1 500 € ! » Comment y arriver ? Sur ce sujet, la responsable d’entreprise rejoint les partisans d’une réforme énergique dans le nord du pays. « En diminuant les charges sociales ! Le chômage est un droit essentiel, mais il doit retrouver sa fonction de filet de sécurité. Il faut le limiter dans le temps et l’économie réalisée doit servir à mieux payer ceux qui travaillent. Moi-même, en tant qu’administratrice déléguée de la moutarderie Bister – L’Impériale, j’aimerais que mes employés et ouvriers gagnent davantage ! Aujourd’hui, les gens ne commencent à travailler pour eux-mêmes qu’à partir d’octobre. Jusque fin septembre, ils nourrissent l’état et la sécurité sociale… »
Un peu d’histoire
L’histoire de la moutarderie Bister – L’impériale débute officiellement en 1926 à Jambes, avec François, le grand-père de Fabienne. Un homme d’entreprise qui, dans l’entre-deux-guerres, décida de se lancer dans la torréfaction de la chicorée. Las ! La soudaine montée des eaux de la Meuse en décida autrement. Qu’à cela ne tienne, Franz, lui, débordait d’idées. Le hasard l’amenant devant une moutarderie et la recette – soigneusement protégée – de L’Impériale, il décide de racheter stock, machines et camions et de se lancer dans une nouvelle aventure. Tirée d’abord à la louche, par l’épicière, d’un gros pot en grès, la moutarde trouve ensuite refuge, avec l’arrivée des selfservices, dans les fameux pots en forme de grenade Mills – qui n’ont aucun lien de connivence avec le gaz moutarde ! – inventés par François et qui trônent encore aujourd’hui sur de nombreuses tables belges. La route de l’épice est ouverte et, après Jean, le fils de François, c’est donc Fabienne qui fait tourner l’entreprise. Au fil des ans, son activité s’est bien sûr élargie puisque le nom de Bister est désormais lié à une quarantaine de sortes de moutarde, dont les plus connues sont L’Impériale, bien sûr, et la moutarde de Dijon – qui n’est pas une appellation d’origine mais une recette obtenue à partir d’une seule variété de graine. L’usine de Jambes produit également des sauces froides (Piccalilli…), des oignons, des cornichons, des câpres, etc.
« En 2002, afin de bénéficier d’une image de marque française, nous avons construit une deuxième usine en Champagne, près de Troyes », explique Fabienne, qui essaie toujours de se démarquer en développant de nouveaux produits. « Nous y produisons surtout des moutardes bios, un concept sur lequel nous travaillons depuis 1997. Soit deux ans avant la crise de la dioxine et donc la concurrence ! »
Cet été, cependant, les bons vieux bâtiments de la rue de Francquen, qui ont vu défiler des millions de pots durant trois générations, vont être abandonnés. L’entreprise, en effet, prépare son déménagement à Achêne (Ciney), dans un ancien bâtiment industriel réaménagé. Une séparation douloureuse mais inévitable. « Depuis le rachat, en 2007, des activités condiments de la vinaigrerie wavrienne L’Etoile, nous sommes vraiment à l’étroit. En plus, les locaux sont peu pratiques, obsolètes et nos camions sont source de nuisance pour le voisinage. Nous serons bien mieux dans ce zoning où nous disposerons des 1 700 m² existants ainsi que d’une extension de 1 100 m². »
Alors, en route pour une nouvelle aventure ? « On n’est pas nécessairement conditionné pour diriger une entreprise familiale toute sa vie », répond la patronne, qui ne cache pas qu’elle reçoit régulièrement des propositions pour aller exercer ses talents dans d’autres sociétés. « On m’a proposé jusqu’à 10 fois mon salaire… » Une dernière question s’impose donc. Y aurait-il un autre pilote dans la famille Bister pour reprendre les commandes ? Fabienne secoue régulièrement son arbre généalogique comme un prunier dans l’espoir qu’un moutard ou l’autre en tombe et prenne à son tour de la graine au sein de l’entreprise. En vain, jusqu’à présent. « Ma fille aînée semble être tentée. Elle est en rhéto… »
La Moutarderie Bister en chiffres :
- Nombre d'emploi : 15
- Chiffre d'affaires : 4 millions d'euros, principalement sur le marché belge
- Pays d'exportation : France, Angleterre, Pays scandinaves, Pays-Bas et Suisse
TOURISME ET TRADITION
Dans le giron de l’entreprise familiale, l’asbl Tourisme et tradition, qui est soutenue par le Commissariat général au Tourisme de la Région wallonne et dont le siège est situé à la moutarderie Bister, propose aux groupes des visites d’un jour afin de découvrir une trentaine d’entreprises et petits producteurs régionaux. Le catalogue des partenaires touche des domaines variés puisque l’on y trouve l’abbaye de Malonne, les cafés Delahaut, la cristallerie du Val-Saint-Lambert, le Moulin Defrenne à Gembloux, les escargots Petits Gris de Namur, etc.
Allez, hop ! on pêche un circuit au hasard, intitulé « De l’eau à la bouche ». Le programme comprend la visite de la brasserie Caracole à Falmignoul ou Purnode à Yvoir, suivie de la découverte de la moutarderie Bister – l’entreprise n’est cependant pas dans tous les circuits –, avant de se terminer par une croisière sur la Sambre et la Meuse. « Ces circuits promotionnels attirent 7 500 visiteurs par an, souligne Fabienne Bister. Dont 6 500 choisissent de découvrir notre entreprise et son petit musée. »
Renseignements
Bister sprl
Rue de Francquen, 1-3
B-5100 Jambes
+32 (0)81 300 306
bister@bister.com
www.bister.com