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Par Christian Sonon
la gaume et le crayon
La table à dessin de Jean-Claude Servais trône au milieu d’une forêt de livres et de documentation dans le grenier de la maison familiale à Jamoigne
Amateur de récits mêlant sorcières et fées, Jean-Claude Servais est lui-même une légende en Gaume. Normal, l’auteur de Tendre Violette est le meilleur ambassadeur de sa région. Sur ses planches, la nature nous parle, les pierres nous racontent leur histoire et les villageois nous touchent profondément.
Le chalet bleu de Jean-Claude Servais ? Chut !… Ne comptez pas sur nous pour vous dire dans quel épais fourré de la nature gaumaise il se cache, nous aurions trop peur qu’il nous jette un sort et que nous soyons à tout jamais privés de notre inspiration. C’est que l’artiste tient à garder le plus grand secret sur ce coin de paradis qu’il s’est construit au creux d’un petit bois baigné d’étangs. Tout ce qu’il nous autorise à dire c’est qu’il est situé dans le fief de Florenville et que c’est là qu’il se réfugie pour écrire ses scénarios, alors que sa table à dessin, elle, trône au milieu d’une forêt de livres et documentation dans le grenier de la maison familiale à Jamoigne.
C’est dans ce chalet, cet havre de paix, que cet éternel défenseur de la nature a accepté de nous rencontrer afin de parler de sa région et de ses nombreux attraits qui guident chaque jour son crayon. Petit tour d’horizon, thème par thème.
La Gaume et les Gaumais
Si Jean-Claude Servais est né à Liège où il a étudié les arts graphiques, ses racines sont profondément ancrées dans le sol gaumais puisque sa mère est de Jamoigne (Chiny) et son père de Tintigny. « Enfant, j’adorais revenir chez ma grand-mère maternelle pour parcourir la nature et aller à la pêche. La Gaume, c’est la nature à l’état pur, une forêt assez délicate avec beaucoup de feuillus, une belle lumière et un climat plus doux que celui de l’Ardenne voisine. Le caractère gaumais est moins rude également. Il a un petit côté marseillais : on cause beaucoup, mais il ne faut pas croire tout ! Cependant, si le Gaumais est fier de son pays et vantard, il est aussi très accueillant », nous confie-t-il en déposant quelques Orval sur la table devant nous. On le croit sur parole !
La mémoire des arbres et le pouvoir des chauve-souris
L’artiste étant entouré d’arbres, il s’est vite pris à les aimer et à vouloir les rendre plus vivants encore dans ses récits. « Il y a beaucoup de légendes qui collent aux arbres, ils peuvent raconter beaucoup de choses. Dans la collection Mémoire des arbres, j’ai surtout pensé aux chênes, les seigneurs de la forêt. Le chêne d’Orval qui trône dans le cœur de l’abbaye est un arbre mémoire, il a connu la Révolution française… » De l’abbaye voisine, Jean-Claude Servais change de sujet et attrape au vol celles qu’il considère comme les sauveuses du site : les chauve-souris. « Savez-vous que deux projets de parc éolien étaient dans l’air voici quelques années, l’un près de mon chalet, l’autre près de l’abbaye ? C’est grâce à la présence de ces mammifères qui nichaient dans les souterrains que les promoteurs se sont retirés sur la pointe des pieds ». Et le Gaumais d’éclater de rire : « Vous vous rendez compte : la maison de Dieu sauvée par des chauve-souris en qui certains voient le Diable ! »
Le Labyrinthe de Durbuy et les Grottes de Han
Jean-Claude Servais n’écrit pas uniquement sur la Gaume. Entre 2007 et 2009, il a imaginé des histoires originales destinées à animer deux sites touristiques bien connus de Wallonie. « Ce sont d’abord les responsables du Labyrinthe de Durbuy qui m’ont demandé d’écrire un scénario avec un dragon pour en faire un spectacle théâtral. Je leur ai donc proposé une histoire écologique qui se passait au pays des fées. Puis ce fut le tour du Domaine des Grottes de Han pour lesquelles j’ai imaginé une opposition entre le monde du dessus et le monde du dessous ». Et le Gaumais de confier : « J’apprécie le fait que le parc animalier du domaine redonne vie à certaines espèces avant de les relâcher dans la nature dans leur pays d’origine… »
Orval et Bouillon
L’artiste ne peut le nier : ce sont les paysages de la Gaume et ses villageois (es) qui ont guidé son dessin. Et les légendes locales qui ont nourri son imaginaire. « Comme j’étais loin de tout, j’ai utilisé ce que j’ai pu trouver ici. Ces histoires de fées et de sorcières ont tracé mes rails. Mais j’aime aussi mélanger les légendes et les assaisonner à ma sauce. Cela me permet d’aller plus loin… » Parmi les sources d’inspiration de l’artiste, Orval, bien sûr, et Bouillon. « C’est Marc Heyde, un ami et historien de l’abbaye, qui m’a lancé ce défi. Les moines m’ont laissé faire. Partant des racines de l’abbaye, j’ai pris des libertés pour m’engager dans la fiction. Les moines ont été très contents du résultat, j’avais embelli leur environnement ! »
© Dupuis, 2022
Après Orval, Jean-Claude Servais s’est attaqué à un autre monument proche. « Je n’avais pas envie de partir moi aussi en croisade à la suite de Godefroid de Bouillon, alors j’ai eu l’idée de jouer sur plusieurs époques, de confronter ce que l’on nous a appris à l’école avec les éclairages plus récents. Quand on voit tout ce que l’on nous a fait croire ! », lance-t-il en faisant également allusion aux aventures de Léopold II au Congo.
Le retour des loups
Des loups sont signalés en Wallonie, dans nos Ardennes ou le Luxembourg ? Une femelle et sa portée se sont établies dans les Hautes Fagnes ? Les loups hantent aussi de nombreux récits de Jean-Claude Servais (La Tchalette, Lova, Le loup m’a dit…). Même si dans ses histoires aussi ils tuent – pour se nourrir – les animaux domestiques, l’auteur se range à leurs côtés, rappelant qu’il est l’ancêtre du chien, le meilleur ami de l’homme. Et que sa présence nous invite à penser l’écologie concrètement. « Le retour du loup en Wallonie, comme celui du milan royal ou de la cigogne noire en Gaume, est une bonne chose, dit-il. Le voir revenir chez nous, c’est bon signe. C’est parce que la forêt est mieux entretenue, qu’elle est exploitée de façon plus positive. Ces animaux ont retrouvé chez nous des espaces où ils se sentent protégés ».
© Dupuis, 2022
Julos Beaucarne
D’un côté, un virtuose du crayon respectueux de la nature et de ses hôtes, de l’autre un jongleur de mots profondément humain et tolérant. La rencontre entre les univers du Gaumais Jean-Claude Servais et du Tourinnois Julos Beaucarne – décédé en 2021 – était inévitable. Ce fut L’appel de Madame la Baronne (1989), une balade poétique dans un monde onirique où les vélos volent. « A l’époque, j’avais demandé à Julos d’écrire la préface du troisième album d’Isabelle qui était axé sur les contes médiévaux. Nous avons alors projeté d’écrire ensemble un scénario de bande dessinée, mais l’idée est restée dans l’air et les années ont passé. Plus tard, j’ai repris la main et décidé d’écrire une histoire autour du personnage de Julos en m’inspirant de ses textes et poésies. L’histoire a pour décor les grottes de Han ».
© Ch. Sonon
Tendre Violette sur un mur de la place Galilée à Louvain-la-Neuve. « La première fresque, celle de Louvain-la-Neuve, a été réalisée en 2003 par les étudiants du kot BD de l’UCL sur base d’un dessin que je leur avais fourni ».
Un foisonnement de fresques
Tendre Violette sur un mur de la place Galilée à Louvain-la-Neuve, la belle coquetière près de la gare de Tubize, Mathilde et la légende de l’anneau au cœur de l’abbaye d’Orval, deux amoureux entrelacés en face de l’école Sainte-Anne de Florenville, un ensemble de cinq panneaux dans le parking du château du Faing, à Jamoigne, à deux pas de la maison de l’artiste… On ne compte plus les fresques reproduisant les dessins de Jean-Claude Servais. Point commun à toutes celles-ci : la passion des commanditaires pour l’œuvre de l’artiste. « La première fresque, celle de Louvain-la-Neuve, a été réalisée en 2003 par les étudiants du kot BD de l’UCL sur base d’un dessin que je leur avais fourni, explique l’artiste. Celle de Florenville, quelques années plus tard, était le rêve de Michel et Hélène Rogier, les anciens libraires du Club de la bande dessinée de Florenville. Elle a été réalisée par Yves Piedbœuf, professeur à Saint-Luc, et subsidiée par les lecteurs en échange d’un tiré à part que je leur ai offert… »
Mais encore…
© SI Florenville
• Depuis octobre 2006, la sculpture en bronze « Tendre Violette », réalisée par Francis Darras, trône près de l’église de Florenville, en face de l’Hôtel de ville.
• Du même endroit démarre un parcours pédestre de neuf kilomètres qui relie Florenville au château du Faing, à Jamoigne. Baptisé « Parcours Servais », cette promenade est jalonnée de panneaux didactiques permettant de faire connaissance avec les espèces d’oiseaux locales.
• En mai 2010, le Fourneau Saint-Michel (Saint-Hubert), et plus précisément le Musée de la vie rurale en Wallonie, a mis Jean-Claude Servais à l’honneur en lui dédiant l’une de ses maisonnettes – baptisée la chaumière de Malvoisin – où les visiteurs ont pu, jusqu’il y a peu, découvrir ses portraits et scènes de la vie d’autrefois.
• En octobre 2018, au Musée Piconrue de Bastogne, a été inaugurée une magnifique exposition consacrée à Jean-Claude Servais, dont l’univers singulier a été mis en valeur via une sélection de 120 planches originales et une scénographie immersive.
• En 2018, Jean-Claude Servais a été mis à l’honneur à Namur. Pour avoir toujours contribué au rayonnement de sa région et de la Wallonie, l’artiste a reçu du Gouverneur de la Province le titre d’officier.
Le château du Faing et les enfants juifs
Pendant de longues années, l’histoire est restée plus secrète encore que ne l’est aujourd’hui l’emplacement du chalet bleu de Jean-Claude Servais ! Lors de la Seconde Guerre mondiale, 87 enfants juifs furent cachés dans le château du Faing où ils réussirent à passer inaperçus au milieu des scouts de la localité. S’appuyant sur le récit historique du journaliste Dominique Zachary La patrouille des enfants juifs, le dessinateur et scénariste en a fait une bande dessinée, La lettre froissée, avant qu’un spectacle son et lumière, écrit et mis en scène par Pierre Maîtrejean, voie le jour en 2018, dans l’enceinte même du château. « Afin de coller au plus près de la réalité, je me suis mis à la recherche de ces enfants et j’ai finalement pu correspondre avec plusieurs d’entre eux qui étaient encore en vie », souligne le scénariste qui prépare actuellement, toujours avec le soutien du Syndicat d’Initiative de Jamoigne « Vierre & Semois », un autre spectacle qui sera également joué dans la cour du château. « Ce spectacle, qui commémorera cette fois les combats de la Grande Guerre, sera joué en 2023 en présence de quelque 150 figurants ».