- Dossier
Par Carole Depasse & Noé Morin
Les artistes sont précieux en ce sens qu’ils nous proposent d’observer le monde d’un autre œil et d’entamer une réflexion. Vivre leur désir d’agir, à travers leur art, sur le monde en ébullition, tel est le point commun – outre leur talent – des six artistes que nous présentons ici. Un petit aperçu de la diversité des courants artistiques en Wallonie et à Bruxelles.
ALIX TIHON, HARPIE GIRL
PROFIL
Identité : Alix Tihon
Age : 30 ans
Origine : Liège
Formation : pharmacienne nutritionniste et créatrice de bijoux
Passion : les bijoux anciens
Son diplôme de pharmacienne et nutritionniste en poche, Alix Tihon sent que quelque chose ne tourne pas rond. Elle avoue aimer travailler seule, la nuit, « les horaires fixes en journée et le statut de salariée n’étaient pas pour me satisfaire entièrement ». De nature inventive (ou intrépide), un peu à l’étroit entre deux boîtes d’aspirine, elle aspire à autre chose : créer une gamme d’accessoires. Le bijoux ou le cuir ? Le bijou l’emporte. Alix lance sa marque en septembre 2018 sous le nom de Harpie, une divinité grecque, moitié femme moitié oiseau qui, dans les séries manga, se déplace avec grâce et élégance, mais est capable d’attaques fulgurantes. « C’est tout toi, m’a dit mon frère, tu es une fonceuse ! »
Fatiguée d’acheter (trop cher) des bijoux de marque qui se gangrènent rapidement, Alix décide de travailler l’acier inoxydable plaqué d’or. « J’ai cherché une matière qui ne noircit pas, qui ne s’émaille pas et qui est hypoallergénique ». Mi-temps pharmacienne, mi-temps créatrice de bijoux, elle puise son inspiration dans les livres d’art, les collections muséales et la boîte à bijoux de sa grand-mère. « Ma dernière collection présente un bracelet médaillon identique à celui de ma grand-mère, du moins c’est le souvenir que j’en ai ».
Dès le lancement du site de vente en ligne, les bijoux s’envolent comme des bulles. Les copines et les clientes de la pharmacie se les arrachent. Et les événements s’enchaînent ! Des magasins de vêtements l’appellent. Voilà qu’Harpie séduit jusqu’à Saint-Tropez et Beyrouth. Aujourd’hui, Alix concilie parfaitement ses deux métiers et parvient à créer deux collections annuelles originales, ainsi que des collections capsule trimestrielles. Pour les fêtes de fin d’année, Harpie sort quatre médaillons d’inspiration grecque et étrusque : un pégase, une croix piquée, un médaillon solaire et une amulette hiéroglyphée. N’est-ce pas le temps des cadeaux ?
Cléo Totti, artiste du détournement
PROFIL
Identité : Cléo Totti
Âge : 30 ans
Origine : Bastogne
Formation : scénographie/pédagogie de l’art à l’Académie des Beaux-Arts de Rome, master en Arts visuels et de l’espace à l’Ecole de recherches graphiques à Bruxelles.
Passion : La fluidité des genres
Il suffit de parler à Cléo Totti quelques secondes pour se rendre compte qu’elle déteste les catégories et qu’il serait injurieux de la ranger dans un tiroir fermé à clé. « Mon travail est hybride et pluridisciplinaire, il cherche, dans la peinture, la sculpture et les installations, ses formes définitives en fonction des thématiques (et problématiques) du projet. Je travaille au départ de la sensibilité envers un matériau. Par exemple, si je vois une pompe à canalisation dans un magasin qui m’interpelle, je l’envisage comme une forme ou un objet pouvant faire partie d’une installation ou d’une future sculpture ».
Cléo trouve aussi son inspiration dans la vie, dans les paysages, dans les rencontres. Les gens de la rue l’attirent, quels qu’ils soient, du moment qu’un physique l’interpelle. Ses modèles font, pour la plupart, partie de minorités sociales discriminées. Une année d’études à l’Académie des Beaux-Arts de Rome et la rencontre avec la sculpture antique l’ont profondément influencée. C’est le début de son inspiration pour le travail des corps. Un de ses objectifs : détourner la représentation des corps trop souvent attachés aux dictats des canons de beauté tels qu’ils sont véhiculés, notamment, par une presse féminine genrée. « Dans mes sculptures, je prends des empreintes de parties de corps et, à partir de ce matériel humain, je monte une fiction dans mes performances ; les modèles sont androgynes, afin de supprimer les frontières entre les genres ». Cléo ne le dit pas, mais on sent chez elle une certaine révolte, peut-être contre tout ce qui est trop rigide ou cloisonne, laissant peu de place à l’extraordinaire ou au non-normatif.
« La notion de fluidité et d’organisme hybride qui pourrait influencer mes pièces, je l’emprunte à la philosophe américaine Donna Haraway (Manifeste Cyborg) et je tente d’inscrire cette pensée au sein de mon travail. La représentation du corps est une porte d’entrée récurrente pour m’exprimer. Je défends la fluidité des genres artistiques et humains. Il y a quelque chose de l’ordre de la prise de position sociale dans mon travail. Être une femme ou un homme ne signifie pas la même chose. Ce sont des positions desquelles découlent des codes définis par la société. Mon travail s’intéresse à la redéfinition des normes. Recodifier, c’est extrêmement difficile ! »
Le vestiaire imprévisible de Justine God
PROFIL
Identité : Justine God
Age : 34 ans
Origine : Liège
Formation : Ingénieure, HEC gestion
Passion : le « Made in UE »
Après huit années passées à travailler « pour d’autres » dans le secteur de la mode, Justine God ressent l’envie de créer des produits qui, enfin, lui correspondent. « Les marques travaillent sur base de cahiers de tendances tandis que je suis instinctive. Même si leur travail est excellent, je n’étais pas tout à fait satisfaite, j’avais sans cesse le désir d’ajouter un détail par ci, de modifier la couleur par là ». Il y avait plus encore : Justine nourrissait le projet de se positionner à contre courant de la distribution des grandes enseignes qui vendent leurs vêtements en quantités importantes, dans leurs boutiques dédiées ou sur leurs sites en ligne. « J’aspirais à un retour aux sources, à travailler sur base d’éditions limitées et à choisir mes canaux de distribution. Je suis une adepte des boutiques multimarques qui sont souvent des commerces tenus par des indépendants qui mettent beaucoup de cœur dans leur sélection pour se différencier de la masse ».
Pour résister à la concurrence, Justine redouble de créativité et crée la marque Imprevu composée de pièces grâce auxquelles les femmes ont l’opportunité d’adopter un look original, rare... Son expérience du secteur textile lui a permis de repérer de petits ateliers de production, en Italie et au Portugal, avec lesquels elle collabore étroitement. « Je dessine les modèles, je viens avec des idées de coupe, de tissus, d’associations et les techniciennes, après avoir validé mes idées, mettent en dimension et patronage. Je voulais impérativement travailler le « Made in Europe » en édition limitée pour éviter de polluer avec des stocks infinis ».
La première collection de la marque Imprevu sort en septembre 2016. Le projet reste fragile malgré un réseau de distribution d’environ quatre-vingt boutiques en Belgique (2/3 en Wallonie, 1/3 en Flandre). « Je propose tant que possible des prix attractifs pour des séries limitées fabriquées en Europe. C’est difficile puisque je dois faire face à une concurrence de produits de masse fabriqués en Asie ».
À partir de l’été 2020, la marque de Justine God sera aussi distribuée en France et en Suisse.
Matthieu Litt, plongée en pleine nature
PROFIL
Identité : Matthieu Litt
Âge : 36 ans
Origine : Liège
Formation : graphiste
Passion : photographie argentique
Le 17 octobre dernier, sous les plafonds industriels de l’ancienne brasserie du Wiels, Centre d’Art contemporain, le photographe Matthieu Litt se voyait décerner le Prix des Jeunes Artistes du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce Liégeois, graphiste de formation, présentait à cette occasion une série de clichés pris en Norvège qui témoignent du saisissant contraste qui habite la nature, à la fois violente et sublime. « Je suis parti en pleine nature pendant trois semaines, au sein d’une résidence d’artistes. J’avais la liberté de travailler sur mes images jour et nuit, seul et en silence, et de renouer avec les cycles naturels dont l’homme a perdu la notion à force d’en être éloigné. »
Le travail de Matthieu fait aussi l’objet d’un livre qu’il a décidé d’intituler Tidal Horizon en référence à la marée qui va et qui vient sans discontinuer, sans intervention humaine, comme un rythme qui ne parvient plus aux oreilles des hommes. « Mon intention est de mettre en évidence notre finitude, notre courte existence et son impact démesuré à l’échelle de la planète. En quelques secondes, on est arrivé à tout détraquer ! »
Matthieu poursuit les « traces humaines » là où elles ne devraient pas se trouver. Dans un demi-jour aux couleurs délavées, rendu possible par la méthode argentique, il nous montre des paysages féériques ou inquiétants dans un crépuscule qui peut être aussi celui de notre planète.
Pierre Debatty et les miroirs du monde
PROFIL
Identité : Pierre Debatty
Âge : 53 ans
Origine : Charleroi
Formation : peintre
Passion : la nature qui l’inspire et pour qui il nourrit des craintes fondées
L’imaginaire de Pierre Debatty, peintre de tendance paysagiste et abstraite, fait référence à la nature depuis plus de 30 ans. Une nature parfois influencée par l’homme comme ce fut le cas pour ses œuvres géantes inspirées par « Charleroi, l’industrielle ». Mais une nature toujours perturbée par l’homme quand les préoccupations écologiques dominent l’actualité.
Alors, pour exorciser ses inquiétudes, l’artiste peint la terre, le feu, l’air et l’eau. Les ciels sont tourmentés, les nuages grossissent, les miroirs d’eau parlent, le blanc et le bleu coulent sur la toile... « La nature me fait rêver, c’est une évasion que je ne retrouve pas dans le portrait ni dans l’abstraction géométrique. Dans mon atelier, à Corbais, en Brabant wallon, je me sens comme un voyageur immobile. Je suis chez moi et pourtant je fais le tour du monde grâce aux paysages que j’imagine. Je marche beaucoup et me promener fait naître les idées. Je donne à mes tableaux des noms de lieux trouvés au hasard dans un atlas et j’imagine que ces lieux sont tels que je les ai peints. La crise environnementale me touche et motive ma recherche. Cependant, même quand mes ciels sont tourmentés et menaçants, je souhaite qu’ils restent doux picturalement pour que la peinture ne soit pas apocalyptique ».
Actuellement, Pierre Debatty travaille autant le dessin que la peinture qu’il pratique à l’encre et aux pastels sur de grandes feuilles de papier. Un travail lyrique, purement imaginatif, fluide et dilué basé sur les jeux de reflets. Prix du Public 2018 au Festival d’Art contemporain organisé à Namur, Pierre Debatty reste fidèle à lui-même. « C’est parfois compliqué parce que les commissaires d’exposition cherchent à mettre en avant des disciplines nouvelles comme la vidéo, la photo ou les installations, ce que je comprends. Je suis peintre, je ne prétends pas être novateur mais je suis intègre et j’essaye de me distinguer de ce qui s’est fait avant moi. Qu’il s’agisse des matériaux, des techniques ou du style, je me renouvelle sans cesse ». En mars 2020, Pierre Debatty sera de nouveau en tête d’affiche, lors du Parcours d’artistes Chambres avec vues, organisé par la Ville de Namur.
Wauter Mannaert et l’immangeable Tom de Perre
PROFIL
Identité : Wauter Mannaert
Âge : 40 ans
Origine : d’origine flamande, Bruxelles l’a adopté
Formation : dessinateur de romans graphiques
Passion : les potagers urbains
Wauter Mannaert a trouvé la manière et le ton pour nous parler de la malbouffe et des dérives de l’industrie agro-alimentaire : le roman graphique et l’humour. Édité en français et en néerlandais par Dargaud, lauréat 2019 du Prix Atomium - Willy Vandersteen, le livre Yasmina et les mangeurs de patates nous invite à modifier nos comportements alimentaires sous peine d’être transformés en zombies lobotomisés. Une histoire portée par une adolescente de 12 ans qui, pour soulager son père accablé par le travail, lui prépare de délicieux plats à base de légumes frais cueillis dans un potager communautaire. Jusqu’au jour où un industriel sans scrupules, Tom de Perre, rase le jardin urbain pour y installer une usine à patates génétiquement modifiées. Malheur à ceux qui avalent des frites infectées !
Sous la forme d’une enquête aventureuse et colorée, Wauter met en dessin ses propres interrogations de consommateur sur l’éthique en agriculture. « Je ne suis pas moralisateur, je ne donne pas de leçons mais ça en vaut la peine de se demander d’où vient notre nourriture quotidienne. Moi-même je n’ai pas toutes les réponses. Je suis végétarien et c’est le moyen que j’ai trouvé pour être en ordre avec ma conscience ».
Yasmina, effrayée par la contagion féculente tente de convaincre les élèves de son école des bienfaits d’une alimentation durable. Il ne fait aucun doute que l’activisme des jeunes qui défilent dans les rues pour le climat ait convaincu Wauter de l’urgence de l’action. Et pourquoi pas le retour de cours de cuisine et de jardinage dans le cursus scolaire ? Et pourquoi pas le développement de foodtrucks qualitatifs et abordables pour aider une population plus précarisée à mieux se nourrir ? C’est en tout cas la solution proposée par le papa de Yasmina pour sortir de sa condition de zombie !