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Par Lucie Hermant
Les héros de bande dessinée ont fait les beaux jours des Belges d’hier et d’aujourd’hui. À l'ère numérique, de nouveaux mondes narratifs s'offrent à eux, mais aussi aux personnages qu'on aimera demain. R/O prend le pari de donner vie à de nouveaux univers et révolutionne le monde de la BD.
Voilà presque un siècle que la bande dessinée fait battre nos cœurs. Reconnue comme un art à part entière, elle nourrit la fierté du plat pays depuis la naissance de l'éternel Tintin, en 1929. Quelques années plus tard, l'école de Marcinelle de Jean Dupuis donne vie à Spirou. Le grand maître Jijé, mais aussi Franquin, Morris et Will, Peyo, Uderzo et Gos se succèdent au sein de l'institution carolo. C'est donc là-bas que naissent les héros tels que Gaston Lagaffe, le Marsupilami, Lucky Luke, les Schtroumpfs ou Astérix. Tout ce patrimoine est constitutif de notre ADN artistique. Mais pour combien de temps encore ? C'est la question que s'est posée François Pernot, le CEO du Pôle Image de Média-Participations, Administrateur général de Dupuis et Directeur général des éditions Dargaud-Lombard depuis plusieurs années. Il s'est rendu compte que la Belgique était à la traîne. « Il faut s'adapter aux nouvelles technologies. On est très fort pour la BD. On a créé des personnages qui ne vieillissent pas. Mais pour continuer à faire vivre nos héros, il devient indispensable de s'adapter aux nouveaux modes de consommation, explique Stéphanie Thirion, cheffe de projets. Aujourd'hui, le public peut consommer ce qu'il veut, quand il le veut et comme il le veut. Il faut prendre conscience que la bande dessinée des nouvelles générations sera approchée différemment. Il faut changer les manières de raconter nos histoires. » La solution mise en place par François Pernot est une première. R/O, dont la prononciation se rapproche volontairement du mot « héros », est une formation qui permettra aux auteurs de travailler avec les outils nécessaires pour raconter leurs histoires sur plusieurs supports médiatiques. Oui, mais concrètement ?
Transmédia
Pour transmettre un récit à travers les nouvelles technologies, il ne suffit pas de savoir porter des lunettes 3D ou un casque de réalité augmentée. L'objectif est ici d'apprendre à raconter des histoires autrement, avec différents points d'entrée et à travers plusieurs supports tels que le livre, la télévision, le cinéma, Internet, les jeux vidéo ou les applications mobiles, par exemple. Et c'est là que le transmédia entre dans la danse. Considéré comme la fragmentation d'un contenu dans le temps, dans l'espace narratif et à travers des supports médiatiques différents, il combine les discours linéaires et délinéarisés pour permettre à son public de s'immerger tant que possible dans l'univers du récit. Un peu martien présenté comme ça ! En quelques mots, le transmédia permettra aux héros de vivre sur plusieurs appareils, de manière simultanée ou non. Les différents supports sur lesquels l'histoire sera déclinée formeront un ensemble, une symbiose, qui représentera un tout enrichi. L'objectif de la formation R/O sera alors que les auteurs apprennent à penser directement leurs histoires et univers en fonction de plusieurs supports. Par exemple, le dessin animé intégrera des flashback qui n'étaient pas présents dans la bande dessinée, et certains codes du jeu vidéo seront à repérer dans les bulles de la BD.
Un business culturel
Le problème majeur qui a, jusqu'ici, freiné de telles adaptations ne concerne pas le talent des auteurs, mais un manque de connaissances techniques. « Ils n'ont pas encore toutes les compétences à disposition. Avec R/O, on veut leur fournir les outils qui leur permettront de penser sur d'autres supports. À l'heure actuelle, nous assistons à un développement rapide des technologies, mais pas des contenus adaptés. C'est ça que l'on voudrait éveiller chez les artistes », affirme Stéphanie Thirion. Et pour s'assurer que tout ce savoir-faire garde un bel avenir, R/O ne lésine pas sur les moyens !
Les Schtroumpfs d'aujourd'hui représentent 1,6 milliard de chiffre d'affaires, parmi lequel la bande dessinée papier représente moins d'un pourcent. Selon le cabinet d'audit Ernst & Young, les industries culturelles génèrent plus d'emplois à travers le monde que le secteur automobile. Autrement dit – et quoi qu'en pensent les mauvaises langues –, la culture peut encore être un véritable business au XXIe siècle ! Et cet argument a bien été entendu par François Pernot qui a marié plusieurs investissements privés et publics autour du concept R/O. 1 600 000 € provient du fonds européen de développement régional Feder, 3 000 000 € ont été apportés en aide à la recherche et 4 000 000 € viennent d'actionnaires, dont l'éditeur Dupuis, la RTBF, Wallimage et la Région wallonne qui ne subsidie pas le projet, mais se joint à l'actionnariat. Toute la gestion financière et commerciale de l'incubateur d'un nouveau genre sera gérée par Belgian Heroes S.A. Elle rassemble les actionnaires, assure l'exploitation des projets et finance R/O Institute et R/O Lab, les deux institutions pratiques de formation.
À la poursuite des perles rares
Les talents affirmés ou en devenir du monde entier qui souhaitaient participer à la première édition du grand projet R/O pouvaient envoyer leur candidature jusqu'en septembre 2016. « Nous avons reçu beaucoup de dossiers. Nous sommes donc vraiment contents. Les festivals importants de l'été nous ont permis d'aller à la rencontre de plusieurs auteurs et de réaliser un travail d'évangélisation des héros, explique Stéphanie Thirion. On recherche des talents qui ont une bonne histoire, avec un beau potentiel, de la densité et un storyworld séduisant. » Suite à ce premier appel à projets, une première présélection de quarante idées est organisée. Parmi elles, dix projets seront élus et se verront alors ouvrir les portes de la formation R/O. Durant ce cursus, les talents rejoindront les bancs du R/O Institute et du R/O Lab pour être formés et accompagnés dans le développement de leurs idées. À l'issue de cette première année, certains projets seront choisis pour être produits, distribués et commercialisés par l'ensemble des partenaires du concept. « C'est à ce moment-là que l'on pourra évaluer concrètement le succès de R/O. Il sera mesuré par ce qui en sortira après un an de formation. S'il y a une histoire qui fonctionne et une propriété intellectuelle qui permet de perdurer et de créer de l'emploi, on pourra dire que le pari est réussi ! Et, au bout des cinq premières années, l'idéal serait de voir émerger quelques grands succès parmi les 75 projets qu'on aura encadrés », ajoute la cheffe de projet. À terme, si le concept fonctionne, l'objectif sera de le reproduire dans d'autres pays et ainsi, peut-être, s'ajouter aux marques belges qui séduisent l'international.
Les trois entités de R/O
Trois piliers portent le concept de François Pernot, pour développer de concert les compétences et les techniques nécessaires afin de porter les projets en devenir.
- Le R/O Institute s’installera à Charleroi pour proposer une formation de pointe aux dix projets présélectionnés. Des outils théoriques, technologiques et pratiques seront offerts aux auteurs par des formateurs et des experts venus du monde entier. « Nous nous sommes référés à tout un listing d'experts et de professionnels du transmédia provenant de catégories aussi variées que l’animation, le jeu vidéo, la réalité virtuelle, etc., se réjouit Stéphanie Thirion. Ils viendront, selon les besoins, de manière périodique. Ce sont des cursus qui devront se construire en fonction des projets qui seront sélectionnés. » Le programme du R/O Institute est ainsi élaboré en partenariat avec la grande école de l'image Les Gobelins, de Paris.
- Le R/O Lab mettra des outils technologiques de dernier cri à disposition des artistes. Installé à la même adresse que l’Institute, il devrait devenir un laboratoire innovant qui permettra aux auteurs d'aligner contenus et technologies. Le R/O Lab sera la plate-forme technologique pour réaliser les univers et les récits que les artistes auront développés lors de leur cursus au R/O Institute.
- La Belgian Heroes S.A. gère tout l'aspect business des deux premières institutions. Si, à l'heure actuelle, il n'existe pas encore de marché belge pour les projets transmédia, Belgian Heroes compte bien faire de R/O un élément incontournable du paysage international de la culture. Toutes les filières d'exploitation seront ainsi prises en charge par l'entité juridique qui mettra les projets sur le marché et qui gérera la propriété intellectuelle de R/O.
Les dates à retenir
22 décembre 2015 : une conférence de presse annonçait le soutien des autorités publiques et le lancement officiel de R/O.
17 mai 2016 : l'appel à candidatures est lancé au Festival de Cannes.
Octobre 2016 : la présélection désignera les quarante projets les plus adaptés au concept. Le Bootcamp sera alors lancé pour l'automne. Il proposera, jusqu'en décembre, une semaine de remise à niveau dans les domaines du marketing, du storytelling et du transmédia, entre autres.
Janvier 2017 : la formation R/O à proprement parler sera en marche avec la dizaine de projets choisis à l'issue du Bootcamp.
Juillet 2017 : la première édition de R/O prendra fin, dans l'espoir d'avoir déniché quelques jolis projets prometteurs qui pourront conquérir le marché.