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Par Jean Fauxbert
« OUFTI ! » peut être considéré comme la traduction liégeoise du « Mince alors ! » français. Il doit être prononcé impérativement avec cet accent chantant et savoureux que cultivent ardemment les fans de « boulets sauce lapin » ou de « lacquemants » ! Un artisan l’a déjà transformé en mini glace chocolatée à la banane mais des étudiants de l’ULg vont donner à ce drôle de petit mot une notoriété mondiale en l’attribuant à un concept aérospatial représentant le premier nanosatellite créé en Belgique.
L’Orbital Utility For Telecommunications/ technology Innovations – O.U.F.T.I.– sera en effet bientôt le premier nanosatellite (ou Cubesat) belge à évoluer dans l’espace. Sa mission ? Relier tous les radioamateurs du monde entier par l’application spatiale de la technologie D-STAR ! Une première mondiale qui en appellera d’autres.
Il est des secteurs économiques qui interpellent peu le grand public au quotidien parce qu’ils font peu la « Une » des journaux, parce que les scientifiques cultivent parfois une discrétion rendue nécessaire par le caractère hyperconcurrentiel de leur secteur ou encore parce que leurs travaux sont, ou paraissent, a priori, peu spectaculaires. C’est probablement le cas du secteur aérospatial qui, pour autant, fait rêver puisqu’on y envisage l’exploration de l’infini ou encore la « gestion » de l’espace qui entoure notre planète. Ce rêve, toutefois, ne prend forme spectaculaire que lorsqu’une fusée s’élance vers l’azur depuis Kourou, Cap Kennedy ou Baïkonour, ou qu’on nous (re)montre les traits concentrés de Frank De Winne ou de Dirk Frimout.
L’aérospatiale, tradition liégeoise
Derrière ces images fortes se profilent des chercheurs, des scientifiques et des ingénieurs. Des années durant, ils conçoivent des technologies qui ont l’obligation de la perfection car le moindre nano-défaut dans une fusée ou un satellite signifie la destruction quasi instantanée ! Ce que l’on peut comprendre aisément si on sait que tout objet dans l’espace évolue à une vitesse de 28 000 km/h !
Et des chercheurs qui trouvent dans l’aérospatiale et sortant de l’ULg (seule université francophone qui propose un Master en Ingénierie aérospatiale), de l’Institut Gramme ou de Montefiore, il y en a à Liège bien entendu mais aussi à la NASA, à l’ESA ou dans les entreprises wallonnes du secteur. « C’est même un ingénieur en aérospatiale sorti de l’ULG qui, il y a quelques années, a dirigé les opérat ions de lancement d’Ariane 5, à Kourou, commente le professeur Gaëtan Kerschen, l’un des fondateurs et maître d’oeuvre du projet OUFTI. Étant les seuls à proposer cette spécialisation en Communauté française, nous accueillons cette année plus de 30 étudiants. Ce qui est beaucoup ! » Le fruit de l’expérience, certes, puisque la spécialisation existe à l’ULg depuis 1961. Au niveau industriel, l’aérospatiale est aussi devenue une spécialité liégeoise – sinon wallonne – avec des sociétés telles que Techspace Aero, Sonaca, Sabca, Thales Alenia Space Etca, Spacebel ou encore le Centre Spatial de Liège qui est en relation directe avec l’Agence Spatiale Européenne (ESA).
On pourrait dire du projet OUFTI qu’il relève de la « pédagogie appliquée ». Autour de leurs professeurs, ce sont avant tout les étudiants qui, depuis 2007, travaillent sur ce projet dont l’origine est collégiale.
Ces acteurs majeurs de l’aérospatiale européenne suivent de près ou de loin le projet OUFTI dans la mesure où le succès de ce petit satellite pourrait permettre de multiples applications nouvelles et ouvrir de nouveaux marchés ! Le professeur Kerschen, en tous cas, croit dur comme fer au bienfondé du pari qu’il a lancé avec ses étudiants. « Souvenez-vous il y a 20 ans, rappelle-t-il, la taille des ordinateurs de bureau. Et regardez aujourd’hui celle des notebooks… Votre Smartphone actuel, d’autre part, est presqu’un bureau et un ordinateur de poche, et il est deux fois plus petit que votre « vieux » GSM… Il en ira de même dans le secteur spatial. La voie est désormais ouverte à la miniaturisation des satellites. On ne remplacera bien sûr jamais tout par des microsatellites. James Webb Space Telescope, le successeur de Hubble, par exemple, ne pourrait pas relever de cette miniaturisation. Mais tant d’autres applications pourront être étudiées d’ici 10 à 20 ans grâce à cette nouvelle technologie ! ». Celle-ci est née aux États-Unis en 1999 mais elle est encore peu utilisée en Europe. Ce qui confère encore davantage d’intérêt à ce projet.
« Pédagogie appliquée »
Si l’on parle souvent de recherches appliquées dès le moment où une découverte scientifique mène à une application commerciale ou industrielle, on pourrait dire du projet OUFTI qu’il relève de la « pédagogie appliquée ». Autour de leurs professeurs, ce sont avant tout les étudiants qui, depuis 2007, travaillent sur ce projet dont l’origine est collégiale. «Un de nos collègues ingénieurs, Luc Halbach, est aussi radioamateur, explique Gaëtan Kerschen. Il nous a parlé de sa passion et surtout, s’est interrogé sur une application spatiale du nouveau système D-STAR (Digital Smart Technology for Amateur Radio) qui permet par des relais terrestres la transmission simultanée des sons et des données (GPS , par exemple) en numérique. Dans le même temps, permet la transmission du signal par internet. L’intérêt peut être majeur en cas de catastrophe naturelle. Par exemple, les Américains, en 2005 avec l’ouragan Katrina, ont connu d’énormes difficultés de communication car les relais terrestres étaient soit détruits, soit trop peu puissants. Avec un relais comme OUFTI en orbite, ce problème n’existe plus ! ».
Un quatuor s’est alors formé autour de cette idée d’implanter le protocole D-STAR dans un satellite. Car, comme les 3 mousquetaires, ils étaient 4 (les lignes suivantes en témoignent). Il était composé de Luc Halbach (alors à Spacebel), le professeur Jacques Verly (Institut Montefiore), Amandine Denis, assistante dans le Département d’aérospatiale et mécanique de l’ULg, et Gaëtan Kerschen. « Pour être très précis, insiste le professeur, notre but est scientifique ET pédagogique. Donc, nous dirigeons les travaux qui sont le fruit du travail des étudiants : ceux-ci étudient à la fois toutes les données, puis conçoivent et réalisent OUFTI ! » Et avec quel allant car, dès le début du projet – l’année académique 2007-2008 – les étudiants vont remporter un premier succès au plus haut niveau en convainquant l’ESA d’accepter gratuitement le CubeSat OUFTI-1 (alors à l’état de projet !) pour le lancement inaugural de VEGA, le successeur d’Ariane. « Il y avait 30 candidats, se rappelle Gaëtan Kerschen, dont neuf devaient être sélectionnés. C’est dire si nous étions heureux du succès de cette première étape, très bien menée, essentiellement par trois de nos étudiants, Stefania Galli, Jonathan Pisane et Philippe Ledent ! »
L’année académique suivante, 13 étudiants prendront la relève. L’un d’entre eux, Jérôme Wertz, réalise notamment un mémoire sur l’un des multiples aspects de ce projet : la conception et la réalisation du système de déploiement des antennes du nanosatellite. « Tout l’intérêt pédagogique du projet réside dans la conception d’OUFTI , car dans l’espace il n’y a pas de « garage » en cas de panne. Tout doit être éprouvé. Les batteries, par exemple, doivent être mises en condition spatiale, c’est-à-dire à l’épreuve du froid, des radiations ou de l’absence d’air ! Tous les circuits doivent être doublés, un système prévoyant un transfert d’un circuit à l’autre en cas de défaillance, etc. »
Première belge … et mondiale !
Dans quelques mois, le premier satellite immatriculé en Belgique sera donc envoyé sur orbite, à 500 km de la terre, afin de retransmettre dans le monde entier les conversations des radioamateurs, entre autres. La Belgique peut certes déjà s’enorgueillir de la présence d’un autre satellite, Proba, lancé en 2001 et conçu par une société anversoise (Verhaert-Qinetiq) et Spacebel, mais celui-ci a été immatriculé par l’ESA. On assistera donc à une « première » belge, autant qu’une « première » mondiale avec la première application de la technologie D-SAT en mode spatial ! Ces réalisations témoignent à tout le moins de l’intérêt manifesté par la Belgique pour la recherche spatiale, et les succès que ses ingénieurs et techniciens remportent.
Et ce n’est probablement qu’un début. « Deux autres projets sont en cours. Un Oufti-2 a déjà fait l’objet d’une étude de faisabilité en 2009-2010. Il permettra une collaboration avec l’Institut Royal de Météorologie (I.R.M.) dans la mesure où son objectif sera de dresser un bilan radiatif en orbite terrestre. Nous avons également un projet plus ambitieux qui s’appelle techniquement QB50 et qui est piloté par l’Institut Von Karman, à Rhode- Saint-Genèse. Il nous permettra d’étudier la thermosphère grâce à une constellation de 50 Cubesats doubles, soit deux fois la taille d’OUFTI . Et nous réfléchissons déjà au successeur de QB50, autour d’un concept qui nous permettrait de participer à cette magnifique recherche de toute possibilité de vie ailleurs dans l’espace ! ». La technologie développée n’en est donc aujourd’hui qu’à ses balbutiements, surtout dans ses applications. Mais les grands acteurs du secteur, comme la NASA, commencent aujourd’hui à financer le développement des nanosatellites.
« L’enjeu est aussi financier, bien entendu, rappelle Gaëtan Kerschen, puisque si un satellite comme Hubble coûte 8 milliards de dollars, un nanosatellite comme OUFTI coûte environ 100 0000 € en matériel ! En ce qui nous concerne, ce coût a été pris en charge par l’ULg et le Département fédéral de la recherche scientifique. »
Sous-marin russe…
Le premier OUFTI avait donc conquis sa place sur le premier lanceur Vega. Toutefois, différents retards dans la réalisation du projet ainsi que le timing européen du successeur d’Ariane ne permettront pas au satellite liégeois de partir cette année. Heureusement, il a trouvé sans grand souci une place sur un lanceur russe qui allumera ses réacteurs début 2013. « Ce lancement sera assez original, puisque OUFTI partira dans l’espace depuis un sous-marin russe, en Mer de Mourmansk. Il sera logé dans un missile désarmé, les ogives nucléaires étant remplacées par des satellites ! » Les yeux de Gaëtan Kerschen brillent à cette perspective. « Nous avons déjà les autorisations nécessaires de l’International Telecommunications Union (I.T.U.) pour utiliser deux des fréquences réservées aux radioamateurs : 145 MHz et 435 MHz. De plus, nous avons aussi installé au Sart Tilman une station-relais terrestre qui nous permettra de suivre de près le satellite et son activité. »
Le temps de communication possible entre la station au sol de Liège et OUFTI-1 est estimé à environ 14 minutes par passage, le nombre moyen de passages étant de trois par jour. Le satellite pourrait en principe demeurer presque 5 ans dans l’espace avant de se désintégrer dans l’atmosphère mais l’utilisation de composants non-qualifiés spatiaux pourrait réduire cette durée de vie utile à 1 ou 2 ans – nous sommes, rappelonsle, dans le contexte d’une première mondiale avec encore quelques paramètres aléatoires ! Quoiqu’il en soit, cette donnée laisse la porte ouverte, en cas de succès, à OUFTI-2 et famille.
De ce succès, des étudiants liégeois en seront assurés, début 2013, en entendant dans leur station terrestre du Sart-Tilman le signal émis par OUFTI-1, 500 km plus haut ! Un autre Liégeois, Ben Stassen, avait envoyé quelques « Flies on the moon » il y a quelques années. C’était en 3D et c’était du (bon !) cinéma animé… Aujourd’hui, une réalité scientifique !
De Liège à Kourou, excellence et compétitivité
Plus de soixante entreprises wallonnes sont aujourd’hui identifiées par Wallonie-Bruxelles- International (W.B.I.) dans les secteurs aéronautique et spatial. Elles participent peu ou prou à quasi tous les grands programmes internationaux. Il n’est pas une fusée Ariane qui ne contienne des composants wallons, pas un Airbus dont certains éléments n’aient été conçus par Techspace Aero (1 200 personnes) ou Sonaca (plus de 1 200). Et les centres de recherche ne sont pas en reste avec, en pointe, les universités comme on le voit ici, qui forment des techniciens et ingénieurs de pointe et de renommée européenne. Ainsi, en 2002, Philippe Gilson (ULg) a dirigé à Kourou le lancement d’Ariane 5 qui a placé sur orbite le plus gros satellite scientifique jamais construit en Europe : 8 tonnes pour 10 m de hauteur et 4 m tant en hauteur qu’en profondeur !
Rien d’étonnant, donc, à ce que les autorités régionales aient mis en place un Pôle de Compétitivité aéronautique et spatial, baptisé « SKYWIN Wallonie », avec deux clusters : Wallonie Espace et E.W.A. (Entreprises Wallonnes Aéronautiques) dont les entreprises emploient près de 6 000 personnes et génèrent un chiffre d’affaires d’1,37 milliard €.