- Dossier
Par Christian Sonon
«Quoi ? Quand je cultive du quinoa sur cette grande dalle de granit en faisant baigner la plante dans l’eau, je fais de l’hydroponie ? Il y a donc plus de quarante ans que je fais de l’hydroponie sans que je n’en sache rien ! Je vous suis très reconnaissant de m’avoir appris cela… »
Sans manifester l’emphase de Monsieur Jourdain, le bourgeois gentilhomme ridiculisé par Molière, l’Inca du Machu Picchu n’en aurait pas moins été très étonné d’apprendre qu’il possédait un savoir, en matière de culture, que les scientifiques du XXIe siècle ressortiraient du grenier afin de l’exhiber fièrement à leurs contemporains. Que l’on descende en rappel dans la nuit des temps ou que l’on remonte jusqu’aux Jardins suspendus de Babylone, force est de reconnaître que l’homme a toujours su trouver le moyen d’adapter ses techniques à son environnement et aux matériaux à sa disposition.
Une alternative sérieuse pour demain Certes, personne ne va jusqu’à prétendre, aujourd’hui, que l’hydroponie et ses dérivés constituent l’une des sept merveilles du monde de demain, mais ils sont néanmoins nombreux à avancer qu’elle est une alternative sérieuse pour nourrir l’humanité. Eric Stöcklin, qui a été le premier à expérimenter ce procédé en Wallonie et dont l’expérience lui a valu d’être sollicité pour mettre en place ce procédé dans la cave du pavillon belge à Milan, fait partie de ces convaincus. Cet ingénieur agronome de 59 ans, propriétaire d’une exploitation maraîchère à Éghezée, ne compte en effet plus les avantages de l’hydroponie. « La culture hors sol est une solution à la pénurie des terres de culture, commence-t-il. Elle n’entraîne pas de gaspillage en eau, diminue la pression des maladies et réduit donc les traitements nécessaires. En outre, elle permet de contrôler de nombreux facteurs de production. Sans compter qu’elle améliore fortement l’ergonomie de certaines interventions et soulage donc la santé des agriculteurs. »
Un avenir dans l’agriculture urbaine
Si le Namurois a choisi de pratiquer la culture hydroponique en plein air – alors qu’en Flandre et aux Pays-Bas, elle se pratique sous serre – à Milan, l’ingénieur devra adapter sa technique à l’environnement puisqu’il s’agira de travailler « en cave ». « Mon rôle sera de coordonner et de veiller au bon fonctionnement des installations d’hydroculture ‘ futuriste’ qui seront mises en place, explique- t-il. Les visiteurs pourront voir diverses étagères de gouttières de culture, ainsi qu’un système de roue en rotation qui sera aussi mis en relation avec une production de poissons. La scénographie a pour objectif de susciter l’intérêt des visiteurs en leur montrant que ces technologies seront de plus en plus souvent appliquées, notamment dans le cadre de l’agriculture urbaine. »
Des saveurs à cueillir dans l’eau, à Éghezée
Ses racines sont suisses, mais son travail a été irrigué et nourri par plusieurs années d’expérience dans la production aux États-Unis et au Portugal. L’image sied naturellement à ce spécialiste de l’hydroponie. Mais comment Eric Stöcklin est-il devenu l’un des pionniers de ce système en Belgique ? L’histoire commence en 1984 lorsque, de retour de Floride, cet ingénieur agronome, spécialisé en diversification des productions végétales, choisit de s’implanter dans le namurois. C’est à Leuze (Éghezée) qu’il met en route une petite exploitation maraichère sur trois hectares. Sa société, NewFarm SPRL, y produit des fruits et des légumes qu’elle distribue via la vente directe à la ferme et par l’intermédiaire de grossistes pour les restaurants. Peu à peu, Eric Stö cklin se lance dans une production plus importante (chicorées scaroles, frisées, laitues beurre, iceberg, feuilles de chêne ou romaine…) qu’il écoule en France, Belgique et Grande-Bretagne.
Le désir de partager et de promouvoir une autre consommation, la volonté de mettre en pratique des techniques de production en intégrant l’observation des traditions agricoles et sa formation scientifique, le conduisent bientôt à se lancer dans l’hydroponie. Une technique qui a déjà éveillé son intérêt quelques années plus tôt – comme en témoigne son travail de fin d’études sur le chicon hydroponique – et qu’il a approfondie en participant à de nombreux séminaires spécialisés et via les installateurs de systèmes sous serre.
Une culture en plein air
« Personnellement, j’ai opté pour le plein air, précise- t-il. Contrairement à l’intensification extrê me des productions sous serre, où le but est d’arriver le plus vite possible au meilleur rendement, nous cherchons à obtenir le meilleur goû t d’une plante qui pousse à son rythme dans des conditions de saison. Elle pourra alors exprimer tout son potentiel de façon naturelle. »
En 2011, Eric Stöcklin met ainsi en place un système de production pour satisfaire certains de ses clients qui demandaient à être livrés en salades avec racines, de couleurs vives et à la structure rustique, un type qui favorise la conservation à l’étalage et chez le consommateur. Adepte de la vente en auto-cueillette qui privilégie le contact avec l’acheteur, le Leuzois, créateur du concept « Saveurs à cueillir », invite celui-ci à se promener dans les allées et à choisir le légume qui lui plaît. La fraîcheur est assurée. La différence avec les autres supermarchés en plein air, c’est qu’à Leuze, les salades poussent... sur une table, à hauteur d’homme, dans des sortes de jardins suspendus. La plante ne grandit pas en pleine terre, mais s’épanouit grâce à un film d’eau en circulation (le système du Nutrient film technic) qui apporte tous les éléments nutritifs nécessaires à sa constitution.
Et voici les tables hydroponiques
Creusant davantage le sillon de l’innovation, Eric Stöcklin et son équipe ont développé – mais ils ne les commercialisent pas eux-mêmes – des mini jardins suspendus qui ont la forme d’une table, d’un peu plus d’un mètre carré facile à installer chez soi. De quoi permettre aux plus passionnés de cultiver, pour leur propre alimentation, 35 à 75 plants en hydroponie, à la manière d’un professionnel. Sans devoir s’armer de pesticides pour contrer les limaces et sans risquer les courbatures. De quoi mettre en sourdine les lamentations du genre : « Mon dieu, que la terre est basse ! »
DES TOURS AGRICOLES, UN PROJET ÉDIFIANT
Parce que les villes ne cessent de s’étendre et qu’en 2050, elles abriteront 7 milliards d’êtres humains (soit 70% de la population), parce qu’elles engloutissent les ressources des campagnes, parce qu’un tiers des aliments pourrit entre son site de production et l’assiette du consommateur, parce que ce système est à bout de souffl e et qu’il risque de s’eff ondrer bientôt, parce qu’il ne s’agit pas d’une question de principe mais de survie, la question de l’agriculture urbaine ne cesse d’alimenter les esprits des scientifi ques qui songent très sérieusement à ériger des « fermes verticales » dans les villes de demain. Le sujet a fait l’objet d’un passionnant reportage diff usé sur Arte, les 20 janvier et 4 février derniers. Inventé au début des années 2000 par Dickson Despommier, professeur à l’Université Columbia à New York, le concept de ferme verticale ne cesse de faire des émules. Une nouvelle génération d’urbanistes planche aujourd’hui sur des projets futuristes qui permettraient de cultiver des légumes par hydroponie dans de gigantesques tours agricoles.
Mais si des légumes frais poussent déjà sur les toits de New York et de Montréal, si de minitours agricoles ont déjà vu le jour à Singapour, ville état où l’espace est compté, aucun gratte-ciel vert n’est encore sorti de terre. Et, pour cause, même en parvenant à aplanir les diffi cultés techniques – le problème de la lumière en hiver a été résolu avec l’arrivée des diodes électroluminescentes (LED) dernier cri –, la ferme verticale n’est pas viable économiquement à ce jour. La technologie a un prix : 12 € par kilo de légumes frais produit. À l’exception de quelques villes comme Shanghai, qui rêve de devenir la New-York du troisième millénaire, qui pourrait s’autoriser pareil luxe alimentaire ? En outre, le gigantisme de ces projets ne fait pas toujours l’unanimité. Et certains craignent la voracité de l’industrie agroalimentaire qui pourrait dévoyer le rêve de Dickson Despommier. De jeunes architectes cherchent donc la façon de s’approprier les principes fondateurs des fermes verticales dans l’optique de convertir les villes de demain en écosystèmes autonomes qui généreraient de l’emploi. Bref, la révolution est en marche, mais la pomme de terre peut encore dormir dans… la terre.
BON À SAVOIR
Les différents types de salades et d’herbes aromatiques qui seront cultivés lors de l’exposition seront proposés aux restaurants du pavillon belge.