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Par Carole Depasse
Après avoir été longtemps déconsidérée, l’eau est aujourd’hui, en Wallonie, un élément polarisant de projets de revalorisation urbaine. L’eau au cœur de la cité contemporaine ? L’engouement est certain. Son usage durable nécessite cependant d’en bien mesurer les implications.
L’eau a toujours suscité des sentiments ambigus. D’un côté, elle est une contrainte, une coupure, un problème ou un risque. De l’autre, si elle est maîtrisée, elle est un formidable atout de développement économique, notamment dans les secteurs touristique et culturel. Échange avec Yves Rahir, urbaniste au sein de l’agence Agua (Association du Groupe Urbanisme & Architecture), à Louvain-la-Neuve, militant de la réintégration fonctionnelle et esthétique de l’eau sous toutes ses formes dans les villes wallonnes.
Existe-t-il un regain d’intérêt pour l’eau au cœur de la vie citadine ?
« Longtemps, nous avons regardé l’eau comme un outil technique favorisant les échanges commerciaux et un objet que l’on pouvait salir impunément, un égout à ciel ouvert. Le fleuve, la rivière ou le ruisseau était devenu un élément négatif auquel on tournait le dos. Aujourd’hui, et la culture du voyage nous y aide, nous redécouvrons la beauté de villes où l’eau est un acteur principal. Notre regard sur l’eau change. »
Toutes les villes wallonnes ne sont pas Venise ou Bruges !
Certainement ! Mais il y a toujours quelque chose à tirer « du fil de l’eau » d’autant plus s’il s’agit de milieux urbains en recherche de revalorisation. Lessines est un bel exemple sur lequel nous travaillons actuellement. C’est le cas typique d’une ville qui a nié sa rivière pendant des décennies. Comme l’eau n’a plus été regardée comme une valeur, la ville, souffrant de la désindustrialisation, a continué de s’appauvrir. Que faire pour inverser le mouvement ? Tendre un miroir aux Lessinois et leur démontrer le potentiel de l’eau : la Dendre, son canal, ses vestiges industriels, son grandiose patrimoine historique, son chemin de halage, ses ponts, ses trous de carrière, ses îlots, ses paysages humides... La mission confiée à Agua est d’établir des schémas d’aménagement urbain qui suivent le fil de l’eau et définissent des lieux exploitables durablement. Ici, des attaches pour bateaux de tourisme, là, des logements nouveaux qui profiteraient d’un cadre paysager exceptionnel. À Lessines, l’eau est un outil fabuleux de marketing économique pour attirer des investisseurs qui auraient compris que la ville revalorisée est un lieu de vie idéal. Il y a des écoles, une gare, des axes routiers proches, de l’emploi (Baxter), des infrastructures culturelles uniques (l’Hôpital Notre-Dame à la Rose) et un environnement bucolique.
En Wallonie, le regain d’intérêt pour les « milieux d’eau » - dont elle ne manque pas - est général. Nous menons également un travail de réflexion pour le développement d’un éco-quartier au centre de Seneffe, le long du canal. Voyez aussi ce qui a été fait des quais de la Sambre au niveau de la Ville basse de Charleroi ou des quais de l’Escaut à Tournai. C’est splendide ! Oui, l’eau attire.
Agua a travaillé de longues années sur le tourisme à Durbuy. L’eau fut au centre de votre réflexion ?
Durbuy, c’est une aventure qui a commencé en 1989. Voilà presque 30 ans que la « plus petite ville du monde » nous fait confiance. Pour comprendre Durbuy, il faut remonter le temps et s’intéresser aux anciens plans de la ville. Au Moyen-âge, Durbuy était enclose de murs défensifs et complètement encerclée et protégée par l’Ourthe. La rivière a toujours été l’élément qui charpente la ville même si son tracé a évolué au cours du temps. Agua s’est penché sur les modalités de la réintégration de l’eau, apprivoisée et contenue, dans et autour de la vieille ville pour mettre en valeur son patrimoine. L’étude fut complexe car il s’est agi de construire des ponts et des passerelles pour interconnecter les différentes zones urbaines, de penser des espaces de parking extérieurs, de créer des parcs pour un cheminement vert le long de l’eau et, surtout, de mettre en scène le Grand Anticlinal, ce plissement géologique qui culmine au sommet de la vieille ville, grâce à un étang agrémenté de jeux d’eau. Cet aménagement urbanistique était d’autant plus complexe qu’à Durbuy il faut tenir compte d’un contexte inondable récurrent. Pour protéger la ville des humeurs de l’Ourthe, avec la collaboration du Ministère de l’Équipement, nous avons monté un mur de protection en pierre, flanqué d’échauguettes qui rappellent l’architecture défensive de la ville ancienne. Une manière de concilier un acte purement technique à une esthétique d’aménagement et au plaisir puisque ce même mur est devenu une agréable balade sécurisée au bord de l’eau. À Durbuy, l’eau qui constituait un risque est aujourd’hui un atout de développement local.
Pour revenir au Grand Anticlinal, comment l’avez-vous aménagé ?
Nous avons fait réapparaître l’eau au pied de la falaise sous forme d’un étang artificiel qui profite d’une subtile écologie naturelle alliant plantes, poissons, moules d’eau et canards. L’eau est dynamisée par l’installation d’une cascade encadrant des pierres taillées qui évoquent les anciennes meules des moulins. La création de ce plan d’eau a enrichi un espace laissé auparavant à l’abandon. Un mini-golf, des restaurants, un amphithéâtre sont venus s’installés autour. Le lieu s’est remis à vivre, magnifié par la mise en scène de l’eau et l’éclairage de la falaise. Ces aménagements sont d’autant plus importants que, dans un futur proche, cet endroit va devenir une entrée de la ville. À Durbuy, l’eau vous accueille !
Ces installations ne sont-elles pas coûteuses à entretenir ?
Comme n’importe quelles installations techniques susceptibles de tomber en panne ou de souffrir d’une usure. Je ne vous apprends rien : l’eau est corrosive. À Durbuy, comme dans d’autres communes wallonnes, l’eau est une composante de la valorisation du patrimoine. Pourquoi les Hollandais, les Allemands, les Français affectionnent-ils cet endroit ? Parce que la ville est belle, et pour qu’elle reste belle et attractive, il faut entretenir les installations qui la magnifient. Fontaines, miroirs d’eau, cascades, pompes... sont des investissements touristiques. Plusieurs fontaines installées en Wallonie par Agua sont aujourd’hui en panne et ne sont pas réparées. C’est pour nous une grande déconvenue. Il s’agit parfois d’un problème de gestion technique, parfois de compétence ou encore d’autorité ou de constance. Quand un porteur de projet disparaît, nous perdons parfois celui qui avait vu dans la fontaine un élément fondamental de la construction de l’image de la ville. Le successeur, lui, peut ne plus voir dans la fontaine installée qu’un bassin « à ennuis ». Prévoir dans l’appel d’offre des assurances pour la maintenance de l’installation serait une solution. Car c’est un désastre si une fontaine ne fonctionne plus alors qu’un « label touristique » la répertorie. C’est tromper le visiteur !
Quel autre projet vous occupe en ce début 2019 ?
Agua exécute un projet d’étude à Barvaux-sur-Ourthe, dans l’entité de Durbuy, qui vise également à mettre en valeur le cours d’eau. Après des recherches historiques, nous avons découvert que Barvaux fut durant 600 ans un port de rivière où des anciens bateaux à fond plat, appelés betchés, chargés de minerais, faisaient halte. Quand le port n’a plus servi, la ville a continué à se construire mais en tournant le dos à l’eau. Dans le cas présent, notre intervention consiste à rafraîchir la mémoire collective et à revaloriser le port et ses quais par étapes successives. Recréer des points de débarquement pour de kayaks le long du parcours de la rivière, restaurer l’ancien moulin dont a supprimé la roue, nettoyer le parc communal dont les arbres trop hauts et trop nombreux cachent un point de vue sur la rivière, revaloriser les berges sur une longueur d’au moins 400 mètres.
Quel serait votre projet rêvé ?
Aménager le tracé de la Meuse depuis Givet jusque Namur, voire jusque Maastricht ! Créer un cheminement continu pour les randonneurs, les cyclistes et les bateliers du tourisme fluvial, une promenade cohérente, ponctuée d’endroits où se restaurer, prendre une douche, réparer son vélo ou amarrer son bateau.
« Quand je franchis le viaduc de Beez, j’imagine un touriste étranger qui passerait par là et qui, par la fenêtre de sa voiture, jouirait de cette vue unique sur la vallée de la Meuse et sur les falaise de Marche-les-Dames. Il ne pourrait que trouver ce paysage magnifique ! »
Le serpent d’eau des Papeteries de Genval
Fermé en 1980, le site des Papeteries de Genval offrait la triste vue d’une friche industrielle abandonnée, squattée par du parking sauvage. Initié en 2015 par Equilis, les papeteries se transforment progressivement en un nouveau « cœur de ville » combinant commerces, logements intergénérationnels et espace naturel. Le groupe Agua, sollicité pour la définition du plan de masse, étape préalable et obligatoire au permis de construire, a immédiatement compris le potentiel à rouvrir la rivière, couverte par une dalle de béton, sur une bonne partie de son tracé. « Ce fut une démarche très volontariste de la part d’Agua, défendue âprement auprès des investisseurs. Et le résultat est sous vos yeux ! À certains endroits, là où se sont installés des cafés, au-dessus de l’eau, on pourrait croire que nous sommes dans une ville flamande ou des Pays-Bas. La Lasne à ciel ouvert est un des éléments les plus structurants du projet de réhabilitation ». (Yves Rahir)